Spartacus
Cassius Longinus. L’autre, Manlius, commandait une légion dans le Picenum, à l’est de Rome, au bord de la mer, entre Ancona et Ausculum. Il est petit et fluet, et cependant il s’éponge sans cesse le front comme s’il était l’un de ces magistrats au corps gras, aux joues rebondies qui l’interrogent d’une voix vite essoufflée.
— Manlius, tu devais empêcher Spartacus d’entrer dans le Picenum, dit l’un d’eux dont on ne distingue pas le visage. Et maintenant il s’approche de Rome avec sa horde, comme un nouvel Hannibal.
Manlius ne répond pas, lève les bras. Le proconsul de Cisalpine fait un pas en avant. Il parle d’une voix sourde et irritée.
— Rome a battu le Carthaginois et nous écraserons Spartacus, fait-il. Mais que pouvions-nous faire ? J’avais deux légions en Cisalpine. Il m’a attaqué avec plus de cent mille hommes. C’était une crue boueuse qui nous submergeait. Nous nous sommes enfermés dans les villes. Je l’ai empêché ainsi de les prendre, de piller les greniers. Et c’est une victoire, car il s’est replié, renonçant à franchir les Alpes. Il a repris la route du sud.
— La route de Rome ! lance une voix. Et, s’il nous attaque, si les esclaves qui sont des dizaines de milliers dans notre ville se révoltent et le rejoignent, crois-tu, Longinus, que ce ne sera pas pire qu’une armée carthaginoise ? Manlius devait l’arrêter.
Des murmures s’élèvent.
— Tu es ici, Manlius, devant nous, avec tes explications, poursuit le haut magistrat. Et, pendant ce temps-là, cent mille brigands, cent mille assassins, cent mille fauves dévastent le Picenum, et à nouveau l’Apulie, la Campanie, la Lucanie. Avec quel blé, quelle orge nourrirons-nous la plèbe ? Si les terres les plus riches, nos domaines, les villes sont abandonnés aux pillards, que deviendra Rome ? Si aucune de nos voies, la via Flaminia, la via Appia, la via Latina, la via Valeria, ne sont plus sûres, si aucun voyageur, aucun chariot, et même aucune légion ne peut les emprunter sans être aussitôt attaqué, que deviendront notre richesse, notre puissance ? Rome sera elle aussi la proie des pillards ! Il faut les écraser, ce sont des bêtes nuisibles, pires que les sauterelles d’Afrique ou d’Espagne qui ne laissent rien après leur passage ! Est-il possible qu’un gladiateur thrace mette Rome en péril ? Nous nous souvenons tous des guerres serviles de Sicile. Nos ancêtres les ont subies, mais ils ont vaincu. Or aujourd’hui ces esclaves nous humilient, pillent toutes nos richesses. Cette révolte est une maladie qui se répand plus vite qu’un fléau. Que répondez-vous ? Tu es préteur, Manlius, et toi, Cassius Longinus, proconsul !
— Deux légions, marmonne Longinus, et cette foule furieuse de cent mille hommes qui déferlait…
— Quand ils les voient s’avancer en hurlant, les soldats se mettent à trembler, ajoute Manlius ; les premiers rangs des cohortes cèdent, certains légionnaires s’enfuient, jettent leurs armes pour courir plus vite.
— Honte sur ces hommes ! répètent plusieurs voix. Que le châtiment de Rome s’abatte sur eux, impitoyable !
— Il faut de nouveaux chefs, déclare l’un des magistrats. Ceux qui ont connu la défaite ne peuvent plus commander les légions. Quel soldat les suivra ?
— Les hommes ont peur de ces fauves, reprend Manlius. Ils savent ce que les esclaves font de ceux qu’ils capturent. Ils ne veulent pas mourir comme des gladiateurs contraints de se battre les uns contre les autres ni être livrés à ces femelles enragées.
Un homme jeune s’avance dans le cercle.
— Je suis Gaius Fuscus Salinator, le légat du préteur Licinius Crassus, dit-il. Vous connaissez Crassus. Je parle en son nom. Crassus, si vous l’honorez de votre confiance, fait le serment de tuer Spartacus et tous ceux qui l’ont suivi !
SIXIÈME PARTIE
45
— Licinius Crassus est un chacal, murmure l’homme assis en face de Spartacus.
Il tourne lentement la tête et dévisage Curius, Posidionos le Grec, Jaïr le Juif et Tadix le géant qui se tiennent appuyés au mur de cette pièce dévastée au centre de laquelle brûlent des débris de meubles à même la mosaïque ocre et bleutée.
Apollonia est accroupie devant le feu, les paumes ouvertes au-dessus des flammes.
— Et toi, qui es-tu ? demande-t-elle sans regarder l’homme. Tu viens parmi nous, tu prétends t’être enfui de la
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