Staline
est très difficile à un simple mortel d’approcher de lui [723] . » S’il est
aussi inaccessible qu’un tyran oriental, il ignore le luxe. Sa villa de Zoubalovo
est décorée et meublée de façon plutôt spartiate : des livres, quelques
reproductions de portraits, un mobilier réduit : les fameux divans et la
salle de billard sont ses seules folies.
Staline et ses hôtes aiment le billard. Après avoir bien mangé
et bien bu, on laisse les femmes papoter et les hommes s’engagent dans de
longues parties. Dans ces moments d’intimité, Staline abandonne la posture du
Chef. Maria Svanidzé note, en novembre : « Il est bon et cordial. »
Elle s’extasie : « Il a raison, comme toujours, en tout. Quel esprit
analytique, quel psychologue exceptionnel. Alors qu’il est occupé, comme il
connaît tous ceux qui l’entourent jusque dans les plus petites choses ! »
Elle est frappée par sa tendresse pour Svetlana, qui multiplie les ordres
écrits « à son Premier secrétaire le camarade Staline ». À l’en
croire, Staline dit toujours oui à sa fille. Elle confirme que ses rapports
avec Vassili sont plus difficiles et tendus. Le garçon, têtu, borné et
insolent, travaille mal à l’école [724] ,
dit-elle. Un soir de novembre 1935, Staline lui donne deux mois pour se
corriger et le menace de le chasser et de prendre à sa place trois [ sic ! ]
garçons capables…
À l’été 1933, Staline part de nouveau pour Sotchi,
toujours soigné par le jeune Chneiderovitch. Est-ce lors de ce séjour, ou
pendant l’un des trois suivants, que se situent les deux épisodes racontés plus
tard par le docteur ? Après les bains, Staline aimait le mettre à l’épreuve.
Un jour, il lui demande s’il lit les journaux. Bien sûr ! Lesquels ?
La Pravda, les Izvestia. Staline ricane : « Vous croyez
qu’on imprime des journaux pour vous ? Vous êtes un homme intelligent,
docteur, vous devez le comprendre, ces journaux ne contiennent pas un mot de
vérité. » Le médecin, éperdu, ne sait que répondre. Staline éclate de
rire. Un autre jour, il lui demande s’il n’a pas, de temps en temps, envie de l’empoisonner.
Effrayé, Chneiderovitch bafouille que non. Staline accueille sa réponse dans un
sourire : « Je sais, docteur, vous êtes un homme timide, faible ;
vous ne ferez jamais cela, mais j’ai des ennemis capables de le faire [725] . » Staline
l’innocente de tout projet de meurtre pour sa timidité. Il n’est, à ses yeux,
innocent que parce qu’il est peureux.
Cette peur, Ossip Mandelstam l’évoque dans le portrait qu’il
dresse de Staline dans un poème de novembre 1933. Le Guépéou l’arrêtera
aussitôt et Mandelstam périra au Goulag pour avoir écrit ces vers.
Dès que l’on peut chuchoter un mot à son voisin
Il vous rappelle le montagnard du Kremlin
Ses doigts épais aussi gras que des vers
Et ses mots aussi vrais que des poids lourds.
Ses moustaches rient comme des cafards
Et les guêtres de ses bottent reluisent.
Entouré d’une meute de parrains au cou mince
Il joue avec les sous-hommes qui le courtisent,
L’un siffle, l’autre miaule, le troisième larmoie,
Et lui seul tonne, et lui seul tutoie.
Il forge comme des fers décret sur décret
Au bas-ventre, en plein front, en plein nez,
dans les yeux,
L’échafaud, pour lui, c’est toujours la fête
Pour l’homme au large poitrail d’Ossète [726] .
CHAPITRE XVIII
Le congrès des illusions
Staline, qui tout au long de ces années n’a à peu près rien
dit ni écrit sur le fascisme, finit par en faire une analyse qui frappe par son
étroitesse de vues. Il n’y voit qu’une résurgence du militarisme prussien, une « nouvelle
politique qui rappelle dans ses fondements la politique de l’ancien Kaiser
allemand », simplement aggravée par des méthodes terroristes de
gouvernement, « signe de la faiblesse de la classe ouvrière […] et de la
bourgeoisie ». Telle est la pauvre vision que Staline donne de ce « fascisme
de type allemand [727] »
dans son rapport au XVII e congrès, en janvier 1934. En
Allemagne, pourtant, tous les partis et les syndicats ont déjà été dissous, des
dizaines de milliers de militants ouvriers croupissent dans les premiers camps
de concentration, et l’antisémitisme se déchaîne.
Le nazisme n’avait certes pas encore révélé, à l’époque, sa
nature profonde, mais, dès juin 1933, Trotsky, exilé dans l’île turque de
Prinkipo, en
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