Staline
le ministère de l’Intérieur consacre l’essentiel
de son activité au Goulag. Au début de 1949, il lui retire la gestion de la « milice »
(la police), transférée au ministère de la Sécurité d’État. La majorité des
rapports du ministère de l’Intérieur au Bureau politique portent sur l’activité
du Goulag. En janvier 1950, par exemple, six sur dix, en deux
semaines : sur le bilan du plan de ses grands travaux en 1949, sur le
bilan de sa production industrielle en 1949, sur le creusement du canal
Volga-Don, décidé en juin 1946, sur la construction de la route
Moscou-Kharkov-Simferopol et de voies ferrées en 1949. C’est un souci qui
augmente chaque année : les quatre rapports de janvier 1952 sont
consacrés à la production du Goulag [1441] .
Le ministère de l’Intérieur, devenu le ministère du Goulag, unifie ainsi la
terreur politique de plus en plus impuissante et le travail forcé de plus en
plus inefficace. Les convulsions qui secouent le système des camps avant même
la mort de Staline en témoignent avec éclat et reflètent une situation plus
générale.
On a longtemps attribué au Goulag et à sa main-d’œuvre d’esclaves
une place prépondérante, voire centrale, dans l’économie de l’URSS stalinienne.
Cette affirmation s’appuie sur l’organisation du Goulag en branches économiques
et sur une estimation généreuse du nombre des détenus : la place attribuée
au travail forcé dans l’économie soviétique est proportionnelle à cette
évaluation. Le silence du Kremlin a longtemps favorisé la publication de
chiffres astronomiques, allant de 5 à 17 ou même 20 millions de détenus. L’ouverture
des archives du ministère de l’Intérieur a réglé la question : le Goulag en
renfermait en chiffres ronds entre 2 500 000 et 2 760 000
au 1 er janvier 1950, 1951, 1952 et 1953 [1442] .
À la main-d’oeuvre forcée du Goulag, on pourrait ajouter,
après la guerre, les peuples déportés en totalité (Coréens en 1937, Allemands
soviétiques en 1941, peuples du Caucase en 1943-44), ou partiellement
(Moldaves, Estoniens, Lituaniens, Lettons) en 1940-1941, 1944-1945 puis 1949,
au total 2 600 000 personnes. Mais, parqués à ciel ouvert, sous
des tentes, des huttes, dans des zemlianki, dans des lieux inhospitaliers, ces
peuples déportés ont consacré l’essentiel de leurs forces à survivre. La misère
des Kalmouks déportés, par exemple, était si grande que Staline, dont le
sentimentalisme n’est pas la vertu première, les a libérés en 1945 et 1946 des
livraisons obligatoires à l’État, de l’impôt agricole spécial et de l’impôt sur
le revenu !
Le Goulag est une institution typiquement stalinienne :
sur le papier la liste de ses réalisations est impressionnante, la réalité
(sauf pour la répression !), elle, est fantomatique. Le Goulag a construit
des villes entières, creusé des canaux, construit douze voies ferrées, deux
routes, trois centrales hydro-électriques, quatre combinats, exploité des mines
de charbon, d’uranium, de cuivre, d’or, coupé du bois, etc. Les détenus
fabriquent de tout, sauf, dit Soljenitsyne, de la charcuterie et de la
confiserie, et cela sans aucun moyen mécanique, à la pelle, au pic et à la
pioche, souvent sans gants ni vêtements chauds, dans des régions
inhospitalières où règne un froid glacial la majeure partie de l’année.
Mais la réalité est bien différente du bilan statistique.
Soljenitsyne l’affirme sans ambages : « Tout ce que les détenus du
camp fabriquent pour leur cher État est du travail ouvertement, et au suprême
degré, bousillé [1443] » :
puits de mine creusés dans le sol gelé, comblés, recreusés, tranchées inutiles,
production pourrissante ou détruite mais comptabilisée, et ainsi de suite, sont
le tout-venant du Goulag. Même l’extraction des minerais (or, cuivre, nickel,
chrome, fer) et du charbon est déficitaire. Les souvenirs des détenus insistent
sur ce qu’ils appellent la « truffe » : les faux états, les
relevés fantaisistes, les chargements fantômes, les malfaçons comptabilisées
comme production effective, des canaux inutilisables comme le Bielomorkanal,
des lignes de chemin de fer impropres à la circulation : ainsi la ligne
Salekhard-Ingark, longue de 1 200 kilomètres, construite dans la
toundra, et dont les rails se gondolent, ou la ligne Oussa-Vorkouta dont les
rails, alignés sur les ossements de milliers de
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