Staline
du
prolétariat international, quel est le groupe de nations belligérantes dont la
défaite serait le moindre mal pour le socialisme », mais, pour les masses
laborieuses de tous les peuples de Russie, « le moindre mal serait la
défaite de la monarchie tsariste, le plus réactionnaire et le plus barbare des
gouvernements, qui opprime le plus grand nombre de nations et les masses les plus
larges de l’Europe et de l’Asie [194] ».
Cette analyse, qui définit le gouvernement de chaque pays comme le principal
ennemi de son propre peuple, débouche sur la création d’une nouvelle
Internationale et la transformation de la guerre en guerre civile. En décembre,
Lénine précise que l’on ne peut défendre la Russie qu’en combattant « la
monarchie, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes de sa patrie,
les pires ennemis de notre patrie », et donc qu’« en souhaitant la
défaite du tsarisme […] comme un moindre mal pour les neuf dixièmes de la
population de la Grande-Russie [195] ».
Les députés bolcheviks à la Douma, qui ont voté contre les crédits de guerre,
sont aussitôt déchus puis exilés en Sibérie. En juillet 1915, les exilés
bolcheviks de la région de Touroukhansk, parmi lesquels se trouve Staline, se
rassemblent dans le village perdu de Monastyrskoie pour discuter des positions
de Lénine.
On ne sait ce qu’en pense réellement Staline, silencieux au
cours de cette réunion comme pendant toute la guerre ; il ne s’exprimera à
ce sujet qu’un quart de siècle plus tard, et dans l’intimité. Le 7 novembre 1939,
après les festivités anniversaires de la révolution, il déclare devant
Dimitrov : « Le slogan de la transformation de la guerre impérialiste
en guerre civile […] n’était valable que pour la Russie […]. Dans les pays
européens, il n’était pas valable car les ouvriers avaient reçu de la
bourgeoisie certaines réformes démocratiques auxquelles ils étaient attachés et
n’étaient pas prêts à se lancer dans la guerre civile (dans la révolution)
contre la bourgeoisie. Il fallait aborder d’une autre façon les ouvriers
européens [196] . »
En 1915 ou 1916, il n’esquisse pas cette analyse critique, mais, vue de
Koureika perdue dans la taïga, la perspective de la guerre civile devait lui
paraître abstraite, sinon illusoire. Il n’en dit pourtant mot. On lui prêtera
plus tard l’initiative d’une lettre aux déportés soutenant la position de
Lénine, missive qui « mit fin à leurs doutes et raffermit les hésitants [197] ». Mais
personne ne se rappelle ce document, et nul ne l’a retrouvé.
La guerre épuise vite la Russie. Pour fonctionner, le « rouleau
compresseur » russe exige une ponction massive sur la main-d’œuvre
agricole et industrielle, alors que l’effort de guerre réclame un développement
de la production. En quelques mois, les effectifs de l’armée passent de 1,5 million
à 10 millions d’hommes, souvent mal armés, mal chaussés, mal équipés et
mal nourris. La guerre réduit la Russie à une autarcie forcée qui met à nu les
faiblesses profondes de son économie. Les Allemands contrôlent la Baltique, les
Turcs, entrant en guerre à leurs côtés à la fin d’octobre, bloquent les
détroits. Le réseau ferré, trop lent, ne permet guère d’utiliser les ports de l’Extrême-Orient.
Pour répondre aux demandes de Paris, l’armée russe attaque en Prusse-Orientale
et en Galicie ; fin août, le corps d’armée de Samsonov est encerclé et
anéanti. De juin à septembre, l’armée russe recule et perd la Pologne russe, la
Lituanie, une partie de la Lettonie.
Les caprices autocratiques de Nicolas II n’arrangent
rien. Le 24 août 1915, il prend la direction du Grand Quartier
général à Moghilev, loin de Petrograd (le nouveau nom russifié de
Saint-Pétersbourg) et se proclame chef suprême des armées. Au Conseil des ministres,
le ministre de la Guerre gémit : « On peut s’attendre à une
catastrophe d’un moment à l’autre, au front et à l’arrière. L’armée ne bat pas
en retraite, elle court […]. La moindre apparition d’une patrouille allemande
et c’est la panique, le sauve-qui-peut de régiments entiers […]. Jusque-là on
était sauvés par notre artillerie, mais on n’a plus de munitions. » Que
faire ? Le ministre répond : « Je compte sur l’espace, sur la
boue et je prie saint Nicolas [198] . »
La recette ne sera pas efficace. Et ce
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