Staline
demande à un correspondant : « Un grand service :
trouvez le nom de famille de Koba (Joseph Dj… ? ?) ; nous avons
oublié. Très important [204] !!! »
Pourquoi ? Lénine ne l’explique pas. En 1916, les munitions commencent à
manquer à l’armée russe : la production de fusils et de cartouches est de
plus de huit fois inférieure aux besoins. Les soldats partent parfois à l’assaut
avec un fusil pour quatre. En revanche, la planche à billets fonctionne :
de janvier 1914 à janvier 1917, la circulation d’argent liquide est
quintuplée. D’août 1914 à mars 1917, les dépenses de guerre, dont le
quart est couvert par des emprunts à l’étranger, font passer la dette de l’État
de 8,5 milliards de roubles à 33,5 milliards. Le ministre des
Finances pleure sur « l’entière dépendance accablante vis-à-vis des Alliés ».
La guerre accule ainsi la Russie à la sujétion financière et à la stagnation
économique. Dès octobre 1915, le monarchiste Maklakov compare la Russie à
une automobile conduite à la catastrophe inéluctable par son chauffeur (Nicolas II),
qui transporte sa mère (la Russie) et que les passagers harcèlent de conseils
respectueux tout en lui laissant le volant.
Nicolas II reçoit à Moghilev une pluie de lettres de l’impératrice
lui transmettant les conseils de l’« Ami » Raspoutine et tonnant sa « hâte
de montrer à tous ces poltrons (de la Douma) sa culotte immortelle [205] ». La
rotation des ministres donne l’impression que le pouvoir est à la dérive. Les
origines germaniques de l’impératrice (ex-duchesse de Hesse), le rôle occulte
et tapageur à la fois de Raspoutine, accusé d’espionnage pour le compte de l’Allemagne,
avivent la crise. En janvier 1916, Nicolas II nomme Premier ministre,
puis ministre des Affaires étrangères, un vieux membre du Conseil d’Empire,
Stürmer, dont le nom à consonance germanique suscite les rumeurs ; l’espionnite
ravage alors la Cour et les milieux politiques, affolés par les revers de l’armée
et par la crise du régime, confrontés à la révolte des nationalités, rampante à
l’Ouest (Polonais et Ukrainiens) et brutale en Asie centrale. Un décret du 25 juin 1916
mobilise Kirghizes, Kazakhs et Ouzbeks, jusque-là tenus à l’écart de l’armée.
Mais ils refusent en masse de partir sous les drapeaux et leur révolte ravage
le Turkestan et la Kirghizie en juillet et août. Le régime chancelle.
Lors de la séance d’ouverture de la Douma, le 1 er novembre 1916,
le modéré Milioukov dénonce le gouvernement et l’entourage de l’empereur, et s’interroge :
« Sottise ou trahison ? » L’exclamation fait le tour de la
capitale. Le tsar remplace Stürmer par Trepov, qui tiendra deux mois : « On
n’avait pas d’idée où nous allions, dira le monarchiste Maklakov ; on
avançait les yeux fermés, machinalement [206] . »
Quelques comploteurs monarchistes croient freiner la marche à l’abîme du régime
en assassinant Raspoutine, empoisonné et achevé à coups de revolver chez lui le
16 décembre. La Cour interdit toute enquête sur ses aristocratiques
meurtriers.
Staline, ne prenant plus part à aucune réunion d’exilés, ne
devine rien du séisme qui s’annonce. Henri Barbusse évoque avec lyrisme son
activité littéraire : « Toute la journée il pêchait et chassait,
coupait du bois pour se chauffer, faisait sa cuisine. Toute la journée… et
pourtant, sur la table grossière de l’isba, sous l’œil inquisiteur et stupide
du garde spécial chargé de veiller sur la fixité du proscrit, s’entassaient des
pages et des pages écrites sur tous les grands problèmes [207] . » Le garde
spécial permanent est inventé et les pages ne s’entassent que dans l’imagination,
pour une fois fertile, de Barbusse. Le tome II des Œuvres complètes de Staline, qui s’étend jusqu’au 8 mars 1917, s’achève sur un texte
daté de février 1913, et le tome III s’ouvre sur un texte daté du 14 mars 1917.
Sa chronologie signale cinq lettres : celle du 27 février 1915,
citée ci-dessus ; une du 10 novembre à Lénine et à Kroupskaia ;
une autre du 5 février 1916 au centre du Parti à l’étranger sur la
question nationale ; une autre encore du 25 février, s’inquiétant du
sort de son article sur ce sujet ; et enfin une dernière, écrite avec
Spandarian le 12 mars 1916, pour la revue Questions d’assurance. Cinq lettres en
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