Staline
de
concentration : 392 entreprises de plus de 1 000 ouvriers
rassemblent 44 % de la main-d’œuvre ouvrière, pourcentage deux fois et
demi plus élevé qu’en Allemagne. Mais les apparences sont trompeuses. Les
usines allemandes reposent sur une division du travail poussée ; les
grandes fabriques russes sont souvent polyvalentes, flanquées de magasins
destinés à l’approvisionnement des ouvriers et de dortoirs ; elles
emploient en outre une main-d’œuvre à demi paysanne, souvent peu qualifiée. La
mécanisation vise à compenser sa faible qualification, non à l’économiser. Le
gigantisme est, de ce point de vue, plus un signe d’arriération que de
modernité. De plus, la métallurgie et le textile russes vivent surtout des
commandes de l’État, de l’armée, de la flotte et des chemins de fer. La guerre
qui vient exige des rails, des canons, des navires, des fusils, des uniformes.
La Russie dispose, en 1913, d’une flotte de guerre mais quasiment pas de marine
marchande. Le développement industriel est enfin placé sous contrôle partiel de
l’étranger : les banques françaises possèdent 22 % du capital des
banques russes, les banques allemandes 16 %, les banques anglaises 5 %.
L’agriculture paraît florissante. Deux récoltes abondantes,
en 1909 et 1913, facilitent les exportations. En 1913, année exceptionnelle, la
Russie vend près du tiers des céréales commercialisées sur le globe. Mais ces
chiffres dissimulent une réalité sociale dramatique : la consommation
intérieure stagne. Une mauvaise récolte suffit à ressusciter le spectre de la
disette, comme en 1911. Un tiers des exploitations agricoles n’ont pas de
cheval, un tiers ne possèdent aucun matériel agricole. L’accroissement de la
production s’explique surtout par celui de la population paysanne. La
productivité du travail est faible ; son amélioration provient plus de l’intensification
du travail que des investissements, réservés aux grosses exploitations ;
la structure de la propriété lie exportation et misère paysanne : en
Russie d’Europe, 30 000 grands propriétaires possèdent 70 millions
d’hectares, 2 300 en moyenne par ferme, et les 10 millions d’exploitations
les plus pauvres le même nombre, soit 7 hectares par foyer. Juste de quoi
mourir de faim. Pour survivre, le paysan pauvre doit louer ses bras au gros
propriétaire ou au koulak (paysan riche) du lieu, en un rappel de la corvée d’antan.
« La guerre de classe à la campagne se prépare dans les profondeurs de la
réforme de Stolypine [193] »,
souligne Hélène Carrère d’Encausse.
En 1913, le revenu national par tête d’habitant de l’Empire
russe représente les deux cinquièmes de celui de la France, un tiers de celui
de l’Allemagne, un cinquième de celui de l’Angleterre et un huitième de celui
des États-Unis. Mais la structure sociale de la Russie en rend la répartition
plus inégalitaire et les dépenses parasitaires de la Cour et de la bureaucratie
en dévorent une bonne partie. La guerre va brutalement souligner, puis
aggraver, tous les vices de l’Empire.
CHAPITRE VI
Au cœur de la taïga
Un an jour pour jour après l’arrestation de Staline, le 23 juillet 1914,
Raymond Poincaré achève sa visite à Saint-Pétersbourg. La France, qui a nourri
la Russie de ses prêts, a besoin du « rouleau compresseur » de son
armée et de ses cosaques contre l’Allemagne. En contrepartie, les Alliés
promettront à la Russie par un accord secret, au printemps 1915, de la
laisser conquérir Constantinople et accéder ainsi aux détroits des Dardanelles.
Le 3 août, la Russie, l’Allemagne, la France, l’Autriche, l’Angleterre
sont en guerre. Le 4, le groupe parlementaire social-démocrate allemand unanime
vote les crédits de guerre. Les socialistes français font de même.
L’union sacrée patriotique des débuts de la guerre, que l’Église
bénit, casse le mouvement de grèves. La Douma est mise en vacance, après avoir
voté les crédits militaires et l’augmentation des impôts, le 8 août. En février 1915,
elle se réunit durant trois jours, vote les crédits militaires et se disperse
sans mot dire. L’Internationale socialiste s’effondre ; ses partis s’alignent
presque tous sur leurs gouvernements. Le 28 septembre, Lénine, au nom du
Comité central en exil, définit la position des bolcheviks, dite défaitisme
révolutionnaire : « On ne saurait dire, du point de vue
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