Staline
voulais prendre sur moi aucune fonction militaire,
mais l’état-major du district m’a lui-même entraîné dans ses affaires. Je sens
que c’est impossible autrement, tout simplement impossible [287] ». Pour la
première fois de sa vie, cet éternel exécutant se trouve en situation de décider :
il jouit du pouvoir de vie et de mort sur des milliers d’hommes. Cette première
expérience dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire va brutalement modifier
son comportement, comme celui de dizaines de milliers de militants politiques.
Jusqu’alors habillé d’un pantalon, d’une vareuse civils et
de banales chaussures, Staline militarise sa tenue : veste d’allure
militaire, casquette, pantalon guerrier enfoncé dans des bottes. Le 7 juin,
il annonce la création de « commissaires spéciaux » et l’envoi de 16 000 tonnes
de grains. Rien n’arrive. C’est (déjà) le sabotage des incapables et des
ennemis cachés ! L’espionnage et la diversion étant monnaie courante dans
la guerre civile, le vraisemblable passe aisément pour vrai. Son télégramme du 7 juillet
témoigne par ailleurs de son changement de caractère : autoritarisme
cassant, suspicion permanente, harcèlement des subordonnés, vantardise, refus d’assumer
ses responsabilités dans l’échec : « Ne plus envoyer de filous !
Je harcèle et j’insulte tous ceux qu’il faut… Vous pouvez être sûr que nous n’épargnerons
personne, ni nous-mêmes, ni les autres. » Il promet à Lénine un tonnage
indéfini dans un avenir indéterminé. Il tempête. « Je harcèle et j’injurie
tout le monde […]. Si nos spécialistes militaires (des savetiers !) ne
dormaient pas et ne fainéantaient pas, la ligne n’aurait pas été rompue, et si
la ligne est rétablie, ce ne sera pas grâce aux spécialistes, mais malgré eux [288] . » La
référence au métier paternel est peu flatteuse…
Il dirige sur la base de rapports, écrits ou oraux, qu’il
sollicite constamment et dépouille inlassablement dans son wagon, depuis lequel
il multiplie les directives et les ordres qu’un petit groupe de cadres
répercutent et appliquent. Jamais il ne visite les tranchées, les ouvrages de
défense, les infirmeries-mouroirs de campagne, les rassemblements de troupes,
les casernes. Il n’aime pas plus le contact avec les soldats que la
fréquentation des officiers supérieurs. Il marque sa volonté d’indépendance en
communiquant directement avec Lénine par-dessus le commissaire à la Guerre.
Ivre de commandement, il exige tous les pouvoirs militaires.
Dans une lettre du 10 juillet, il demande à Lénine de « fourrer dans
la tête » de Trotsky qu’« il ne faut pas effectuer de nomination à l’insu
des gens sur place ». C’est aux pouvoirs locaux de décider. Et il ajoute
avec un dédain provocateur : « L’absence d’un bout de papier de
Trotsky ne m’arrêtera pas… je démettrai sans autre formalité les commandants et
commissaires qui ruinent l’affaire [289] . »
Il le répète et dénonce l’état-major du front, « tout à fait inadapté aux
conditions de la lutte contre la contre-révolution », ses membres, « absolument
indifférents aux opérations », et les commissaires militaires [290] . Tous des
incapables, sauf lui.
Son ignorance en matière militaire lui rend insupportables
les officiers de carrière que, dans le jargon de l’époque, on appelle les « spécialistes »
ou spetzy. Son commandement exacerbe en lui un trait déterminant de son
comportement ultérieur : il est rongé par une aversion envieuse et
vengeresse envers les gens compétents dans le domaine dont il s’occupe. Dès le
22 juin, il télégraphie à Lénine et Trotsky : « Les spécialistes
sont des gens morts de bureaux, absolument inadaptés à la guerre civile [291] . » Le 11 juillet,
dans un télégramme aux mêmes, il dénonce les « "spécialistes",
psychologiquement inaptes à une guerre résolue avec la contre-révolution ».
Et, sur un ton bravache, il leur annonce une fois encore : « Je
prends (et je prendrai) toute une série de mesures jusqu’au limogeage des
gradés et commandants d’armées qui ruinent la cause, malgré les difficultés
formelles, qu’en cas de besoin je briserai [292] . »
Ces difficultés formelles ont un nom : Trotsky et sa fonction de président
du Conseil militaire de la République dont dépendent les nominations. Il ne
supporte pas Snessarev qui, en
Weitere Kostenlose Bücher