Staline
soldats n’ont, la plupart du temps,
ni uniforme ni bottes, mais de simples laptis (espadrilles de tille) tressées,
quand ils ne se battent pas pieds nus, les officiers, comme les commissaires
politiques, ont bottes, uniformes, baudrier. L’aversion du soldat rouge paysan
à leur égard s’en trouve décuplée. C’est donc un jeu d’enfants pour Staline et
ses amis, Vorochilov et le cavalier Boudionny, sabreur émérite rendu célèbre
par ses moustaches en croc, de dresser des hordes de mécontents contre Trotsky.
Staline enrôle déjà dans cette entreprise des marginaux et déclassés unis par
une haine viscérale de la discipline et de la compétence, et qui formeront
demain l’une des branches de son appareil.
Son ami Boudionny est un exemple saisissant de ce type d’hommes.
Écrivant un jour à Lénine, il le salue en usant du titre de « Guide très
respecté » et lui déclare, avec quelques fautes d’orthographe : « je
voudrais personnellement Vous voir et m’incliner devant Vous en tant que Grand
Guide de tous les Paysans et Travailleurs pauvres [294] ». Ce
respect du Chef se combine avec son aversion profonde pour les anciens
officiers tsaristes.
Se posant en haut protecteur de ces plébéiens indisciplinés
et râleurs, il constitue vite un clan. Avec Vorochilov et nombre de
sous-officiers bolcheviks, Staline conçoit la guerre comme une longue guérilla
de partisans autonomes. Trotsky combat cet état d’esprit de chefs de bandes
plus ou moins rouges pour qui la guerre se résume à des coups de main, à des
raids de cavalerie, voire à des razzias, et qui sont capables de tous les
retournements.
Le général Nossovitch, craignant la vengeance de Staline,
rejoint les Blancs. Quelques jours plus tard, dans la nuit du 22 août,
Staline rassemble sur une barge plusieurs dizaines d’anciens officiers
tsaristes nommés par Trotsky et Snessarev, et les fait fusiller. La fuite de
Nossovitch lui permet de convaincre Lénine de la réalité des complots qu’il
débusque. En mars 1919, au VIII e congrès du parti bolchevik,
Lénine le rappellera : « Quand Staline fusillait à Tsaritsyne, je
pensais que c’était une faute, je pensais qu’on fusillait à tort […] et j’ai
télégraphié : soyez prudents. J’ai commis une erreur [295] . »
Le 24 juillet, Moscou cède : nommé président du
Comité militaire révolutionnaire du front Sud, Staline reçoit le droit de
désigner le chef militaire du front, nomme Vorochilov, arrête Snessarev et son
état-major, et les jette au fond de sa prison flottante. Trotsky arrache au
peloton d’exécution Snessarev, nommé en août 1919 chef de l’Académie de l’état-major
général. Staline se vengera dix ans plus tard : en janvier 1930,
Snessarev sera arrêté avec d’autres généraux coupables d’avoir ri de l’article
de Vorochilov « Staline et l’Armée rouge », paru dans la Pravda du 21 décembre 1929 et qui faisait de Staline le Père-la-Victoire de
la guerre civile. Snessarev écopera de dix ans de camp.
Certes, la conduite de Staline doit être replacée dans le
contexte d’une guerre civile inexpiable. La violence, que nul ne peut
maîtriser, émane des tréfonds de la société. Les paysans, soumis depuis des
décennies à la morgue des propriétaires nobles et des représentants de l’État,
les soldats, traités pendant la guerre comme du simple bétail envoyé à la
boucherie par des généraux qui les méprisent, se vengent sans pitié. La haine
envers les possédants et les nantis, qui a jailli avec violence à plusieurs
reprises dans l’histoire de la Russie, lors des insurrections de Stenka Razine
ou de Pougatchev, avivée par les massacres de la guerre, vise tous les « bourgeois ».
La férocité de la terreur blanche déclenchée dans la Finlande voisine est un
avertissement pour tous. À Sébastopol, les marins rouges coupent les mains et
le sexe des officiers de la marine soupçonnés d’avoir, dans les cours
martiales, en 1906, condamné à mort ou au bagne leurs camarades ; malgré
les ordres du Comité militaire révolutionnaire, ils achèvent à la baïonnette
les prisonniers blessés ; les officiers blancs de cette armée, écrasant
une grève à Rostov, coupent le nez et arrachent les yeux des grévistes capturés ;
en 1919, à Tchernobyl, les cosaques enferment les juifs dans la synagogue et y
mettent le feu ; à Tcherkass, ils violent en série des fillettes juives
puis leur
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