Suite italienne
là ? En vérité, il avait fallu peu de chose : un souper, une bagarre, une courtisane et enfin, le rapport d’un moine franciscain, Fra Bartolomeo, confesseur du Saint-Père.
Ces Carafa avaient apporté de Naples, leur pays d’origine, un sang bouillant, fortement mâtiné d’espagnol, et qui les portait aux pires excès. Mais le Saint-Père, dont la vie austère et les mœurs rigides n’étaient un secret pour personne, ne pouvait même concevoir que des hommes de sa famille pussent avoir une conduite différente de la sienne. Aussi sa surprise n’avait-elle eu d’égal que son chagrin, lorsque le père Bartolomeo, son confesseur, lui avait appris la scène du palais Lanfranchi.
Quelques jours plus tôt, le secrétaire du duc de Soriano, Lanfranchi, avait donné un grand festin où étaient conviés les principaux seigneurs de Rome, et les plus belles courtisanes.
C’est à cause de l’une d’elles, la Martuccia, qu’une violente querelle avait éclaté entre le cardinal Carlos et l’un des officiers de son frère le duc. On avait vu le prélat, en habit séculier, mettre l’épée à la main pour arracher la fille au jeune homme, un certain Marcello Capecci, Napolitain lui aussi et de sang non moins bouillant que l’impétueux cardinal. On avait pu séparer les furieux, mais le scandale avait été énorme en dépit des efforts du duc de Soriano pour l’étouffer.
En effet, cruel et violent, mais tenant particulièrement à la dignité de son entourage, le duc avait fait arrêter Lanfranchi et Capecci, mais avait dû les relâcher à cause du bruit énorme que cela faisait au palais de son frère. Un bruit tel qu’il était parvenu jusqu’aux oreilles de Fra Bartolomeo.
— Très Saint-Père, dit celui-ci à Paul IV, la mesure est comble. Si Votre Sainteté n’agit pas contre ses neveux, on dira dans toute l’Europe qu’elle leur montre vraiment trop d’indulgence. Passe encore pour les soupers, les chasses, le luxe écrasant, mais qu’un cardinal se batte pour une courtisane, cela ne se peut concevoir !
— Je ne le sais que trop, mon frère ! Et si je n’ai pas sévi sur l’heure c’est parce qu’il m’en coûte de frapper ceux qui, jusqu’ici, avaient toute mon affection. Mais vous avez raison : il faut un exemple.
Voilà pourquoi, trois jours plus tard, le duc, sa femme et sa maison prenaient le chemin du vieux château de Soriano, tandis que le marquis Antonio, qui n’était cependant pour rien dans l’affaire, regagnait Montebello, et que le principal coupable s’en allait réfléchir à Civita Lavinia, au milieu d’insalubres marais. Ce jour-là, le Saint-Père demeura toute la journée en prière dans la chapelle Sixtine, implorant Dieu de vouloir bien pardonner à sa famille coupable et à lui-même dont la trop grande indulgence avait permis ces excès.
— Faites-vous oublier, leur avait-il recommandé en les quittant. Malheureusement, les événements à venir allaient dépasser de beaucoup ses craintes et noyer sa famille dans un bain de sang.
L’antique forteresse de Soriano, bâtie au XII e siècle par les Orsini, n’avait rien de réjouissant, et lorsqu’elle laissait errer son regard sur le morne paysage d’alentour, la duchesse Violante ne pouvait se retenir de soupirer. Qu’ils étaient loin son beau palais romain, l’élégance de sa chambre, le faste de ses réceptions ! Ici, elle n’avait trouvé que des murs nus, des cheminées qui tiraient mal, des courants d’air et de grossiers paysans. Mais elle avait trop d’orgueil pour se plaindre. Née Violante de Cardona, antique famille espagnole qui avait donné à Naples plus d’un vice-roi, elle était cuirassée par le sentiment de son rang. C’était cet orgueil de caste qui l’avait toujours empêchée de succomber aux nombreuses prières d’amour que faisait naître sa beauté. Une duchesse de Soriano ne pouvait déchoir jusqu’à prendre un amant.
— Pourtant, Madame, disait sa confidente, Diana, votre vie est si sombre, si sévère. Le duc vous trompe et vous lui demeurez immuablement fidèle. N’avez-vous donc point de cœur ? Un cœur a besoin d’aimer.
— Le sentiment de l’honneur me tient lieu d’amour, Diana, répliquait Violante en fronçant ses épais sourcils noirs. Et je n’aime pas que tu entames ce sujet. Qu’ai-je à faire de l’amour ?
— Ce que toute femme en fait, Madame.
— C’est donc que je ne suis pas une femme, concluait la
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