Sur la scène comme au ciel
que j’ai reçues le disent, mais sur le coup on les lit à peine. On
s’intéresse à la signature, on a une pensée vers ceux-là qui vous assurent de
leur sympathie, et on se promet, le moment venu, un peu de force revenue, de
les remercier d’un petit mot. Ce qui vous paraît une tâche de plus en plus
ardue à mesure que les jours qui suivent le drame vous apportent un courrier de
ministre. Autant de lettres pour dire à quelques nuances près la même chose,
qui ne vous apprennent rien sinon que leur auteur vient d’apprendre ce que vous
êtes trop bien placé pour savoir déjà. D’ailleurs dès la première ligne les
larmes affluent et le reste se perd dans le brouillard. Vous avez déjà cheminé
un peu dans la douleur, vous vous êtes éloigné de quelques heures, de quelques
jours, de la seconde d’effroi où la vie d’un homme a basculé dans les ténèbres,
de sorte que vous avez commencé lentement à vous extraire de la violente
aspiration de cette zone de mort, et la première ligne, bienveillante,
compatissante, qui vous assure de son soutien et de sa peine, vous renvoie à
cet instant zéro. C’est cela que vous revivez à chaque lettre que vous ouvrez.
Non pas un rappel, car pas une seconde le drame ne sort de votre esprit, mais
un brutal retour en arrière qui vous ramène à la toute première seconde, comme
si vous étiez relié à vie par un puissant élastique à cette boîte noire, ce qui
vous obligera à solliciter sans cesse votre pauvre capital de forces à chaque
fois qu’il vous faudra reprendre votre marche en avant, à la merci du premier retour
violent, de sorte aussi que, puisant de plus en plus dans vos réserves, il
apparaît bientôt qu’il vous sera impossible, humainement impossible, que c’est
trop exiger d’un organisme, de répéter plus d’un an cet exercice de gymnaste
aux extenseurs ou de batelier de la Volga, de sorte que c’est presque un
soulagement, cette pensée qu’il suffirait de se laisser emporter en arrière, de
se glisser plié en quatre à l’intérieur d’un médaillon à chagrin comme celui
qui pendait au cou de la tante Pauline, de bien refermer le couvercle et de
jaunir doucement dans le cœur des survivants, jusqu’à disparaître avec le
souvenir du dernier d’entre eux.
La veille, on l’avait installée dans une chambre seule. On
lui avait murmuré à l’oreille que c’était pour son confort, qu’elle y serait
plus à son aise, de crainte que même du plus profond de son sommeil elle
n’interprète ce déménagement comme une mise à l’écart, le signe tangible de
l’imminence de sa fin. Dans ses derniers instants d’à peu près lucidité, elle
avait demandé à la spécialiste venue s’asseoir au bord de son lit : vous me sortirez de là, docteur, sans que sur le coup on sût démêler dans
son propos ce qui relevait d’un espoir réel, ou d’une parole dramatiquement de
circonstance, ou d’une affirmation délicate destinée à entériner à nos yeux la
fiction de sa guérison. Avec beaucoup de douceur, la jeune femme à la beauté
des îles lui avait répondu en lui tenant la main que ça prendrait un peu de
temps. Pas si longtemps que ça, en fait. Le pauvre corps avait peu après sombré
dans ce qui n’était ni sommeil ni coma, mais une inconscience agitée, dont on
comprenait sans mal qu’elle pût incommoder sa voisine de chambrée, laquelle se
trouvait être originaire de cette même petite station balnéaire de l’Atlantique
où notre mère, enfant, passait ses mois d’été en compagnie de ses frère, sœurs
et cousins, dont le malicieux Freddy. Un oncle maternel y tenait un
hôtel-restaurant, qui servait de villégiature pour les autres membres de la
famille, de sorte qu’on ne s’étonne qu’à moitié que l’établissement ait fait
faillite, le cuisinier terminant ses jours en compagnie de son perroquet bavard
au service d’une branche illustre à sang bleu, ayant même, ce que rapportait la
légende, serré la main du comte de Paris, si jamais on serre la main à Son
Excellence, lequel avait tenu à le féliciter pour ses talents de maître-queue.
Mais cette distribution aléatoire des lits dans le service lui avait permis de
renouer avec ses premières années, de voir resurgir en mémoire des figures
anciennes, disparues, dont elle découvrait, par les informations que lui
donnait sa compagne d’infortune, la descendance. D’ailleurs, depuis le
déclenchement de sa maladie, elle
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