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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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ne
m’eût pas vraiment incitée à me déplacer. Et sans doute était-ce dans un petit
rôle, car je n’ai pas souvenir qu’elle ait jamais occupé le devant de la scène.
En conclusion de l’article, la police demandait à toute personne ayant connu
Ginette Valton de bien vouloir se mettre en contact avec ses services afin de
retrouver sa famille. J’aurais aimé appeler. Non pour fournir des
renseignements, depuis Chavagnes je ne savais rien d’elle, mais pour en
apprendre moi sur elle. Sur ce qu’avait été sa vie. Sans doute avait-elle tout
sacrifié à son art et oublié d’avoir des enfants. De là cette mort solitaire.
Mais c’était vraiment triste d’imaginer sa fin de vie. Les contrats de plus en
rares, l’appartement qui rétrécit à mesure, et cette solitude qui en proportion
inverse grandit. Le journal n’avait pas même trouvé une photo d’elle pour
illustrer son article. On avait dû solliciter l’archiviste en vain. Rien. Même
pas une de ces photos d’artiste soigneusement retouchée comme on en faisait
autrefois. Je me souvenais vaguement d’une jolie fille. Mais sur le nom je
n’avais à calquer que le souvenir de cette énergie qu’elle dépensait sur notre
petite scène, de sa détermination à figurer en haut de l’affiche, et comme nous
étions toutes disposées à la croire.
    J’ai découpé l’article, ce qui m’arrivait quelquefois, mais
d’ordinaire les papiers concernaient un point technique, nouvelle disposition
d’une loi sur le petit commerce, date limite pour le règlement des impôts,
changements d’heure, d’été, d’hiver, jours de ramassage des ordures, délibéré
du conseil municipal, projet d’implantation d’une grande surface, et bien vite
ils disparaissaient au milieu de l’amoncellement hétéroclite qui encombrait le
plateau du buffet. Cette fois je me suis débrouillée pour qu’il demeure bien en
vue, glissé dans une rainure du montant soutenant le panneau du fond. C’était
comme un rappel. Presque à la manière des Chartreux qui, chaque fois qu’ils se
croisent, c’est du moins ce que m’avait appris mon père, s’informent l’un
l’autre de ne pas oublier qu’ils sont mortels. D’une certaine manière, c’est
comme si j’avais pressenti que mon tour allait venir, qu’il fallait à travers
cet avertissement que me lançait mon amie d’autrefois que je m’y prépare.
Souvent ma plus jeune fille, devant mon refus de prendre ma retraite et
d’abandonner mon magasin, me prêtait un destin à la Molière, disait-elle, prédisant que comme lui je mourrais en scène, c’est-à-dire au
milieu de ma vaisselle et des cartons. Mourir en scène, ce devait être aussi le
rêve de Ginette Valton, mais on avait retiré la scène de sous ses pieds. Ni
rideau rouge ni public pour sa sortie. Le papier ainsi exposé avait perdu de sa
blancheur, mais il était toujours en place quand les enfants sont revenus dans
la maison après mon décès.
    Entre-temps, j’en avais rajouté un second, qu’on m’avait
celui-là envoyé, découpé dans un autre journal auquel je n’étais pas abonnée,
et ce qu’il racontait c’était la démolition de la grande maison près de
l’église, à Riaillé, dans laquelle j’avais passé une grande partie de mon
enfance. Comme un autre signe de la fin. L’article s’intitulait La maison
Brégeau rasée. Une page d’histoire, illustré par une photo représentant un
amas de pierres de planchers et de poutrelles derrière lequel apparaît la
façade du transept est de l’église, que la maison autrefois dissimulait. Les
deux pignons sont encore debout, bien qu’on n’en aperçoive qu’un seul, car la
barre faitière qui les retient l’un l’autre, dernier vestige du toit, tirant un
trait à l’oblique dans le ciel, comme un fil pour hirondelles, pendrait
lamentablement si le second pignon avait été abattu. Sur la partie visible on
distingue nettement le papier mural des combles autrefois aménagés en chambres
pour les employés de maison, les étages inférieurs disparaissant sous
l’éboulement des matériaux. Sous la photo, une légende précise : Le
magasin est livré aux bulldozers…
    Pas aux bombardiers, bien sûr.
    Elle devait avoir fière allure au début du siècle, cette
importante bâtisse d’une surface de 300 m 2 au sol. C’est en 1904 que
M. Alfred Brégeau (père) entreprit la construction de cet imposant immeuble à
côté de la nouvelle église récemment

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