Sur la scène comme au ciel
I
Une supposition, pas plus extravagante qu’une autre, pour ce
qu’on en sait, ou une hypothèse d’école, si vous préférez, mais qu’en dépit de
l’incipit elle l’ait lu ce livrequi parle d’elle, lequel, de fait,
je n’aurais jamais pu écrirede son vivant, et d’ailleurs je n’y
avais même pas songé parce qu’elle était programmée, cette femme, petite etmenue, telle que nous l’avons connue, pour faire une centenaire, sa mère
morte à quatre-vingt-quinze ans et sa grand-mère de même, de sorte qu’avec un
petit coup depouce de la médecine, l’espérance de vie nous ayant
fait gagner cinq ans en deux décennies, c’était jouable :
quatre-vingt-quinze ans offerts par le fond génétique familial plus cinq ans
par la science, le compte est bon, voilà notre maman centenaire, et moi du
coup, cent moins trente égale soixante-dix, ce qui devient une autre histoire,
car rien ne me dit que d’ici là l’envie d’écrire encore, àsoixante-dix
ans peut-être le désir d’autres choses, pasforcément de parcourir
le monde après toutes ces heures passées à guetter l’apparition des phrases au
fond d’un écran, car on ne se refait pas, on ne bouleverse pas facilement ses
habitudes, le camping sauvage, le beurre de yak, il vaut mieux avoir commencé
tôt, mais envie de silence, par exemple, car tout ce tintamarre de l’écriture,
comme les craquements de la banquise, jamais en repos, pas du tout cette mer
gelée qu’on imagine, envie de grand calme, en somme. Et puis un homme de
soixante-dix ans qui attendrait d’écrire sur sa maman, laquelle il regarderait
marcher sur les traces de Jeanne Calment, qui est cette femme très âgée, ceci
pour le public de l’an deux mille cent qui pourrait ne pas avoir retenu son
nom, laquelle fut en son temps la doyenne de l’humanité, c’est-à-dire première
sur six milliards d’individus, ce qui est absolument unique, ce dont ne peut se
prévaloir aucun des supposés tout-puissants de la planète, ni le pape, ni le
président des Etats-Unis, ni ce chanteur qui prétendait être plus célèbre que
Jules Verne, ou Jésus, ou peut-être Maurice Chevalier. Mais le plus étonnant,
ce n’était pas tant son formidable record de longévité, qu’il lui ait permis
d’avoir, petite fille, à Arles, servi à boire à Vincent Van Gogh, qui était un
peintre très vénéré alors, pas du temps de l’enfance de Jeanne, où il était
totalement obscur, un pauvre Hollandais à l’esprit dérangé, qui chaque fois que
le moral n’allait pas se tranchait l’oreille, mais quand celle-ci avait cent vingt
ans, et que les toiles dudit Vincent se vendaient tellement cher, qu’en fait
c’était pour du semblant, comme de jouer à la marchande. Mais c’est un peu
comme si parmi les spectateurs de l’an deux mille cent se rencontrait une émule
de notre doyenne affirmant se souvenir parfaitement d’avoir acheté Le
Journal de Mickey à l’auteur de ce texte, du temps que celui-là vendait des
journaux dans un kiosque, à Paris, au 101, rue de Flandre, dans le XIX e arrondissement. Or, la petite fille, je la revois très bien, elle dit vrai,
maintenant à elle de tenir le coup jusque-là, et puis aussi de ne pas jeter son Journal de Mickey qu’elle agitera en signe de preuve. Et donc vous imaginez
cet écrivain de soixante-dix ans observant sa mère centenaire, et se retenant
de dire ce que fut sa vie à elle, qui l’éclairerait, lui, car rien de tel pour
en apprendre sur soi quand toutes les cartes sont retournées sur la table, qui
disent d’où l’on vient, de qui l’on procède, à quelle fichue histoire on
appartient, après on ne peut plus s’en raconter, d’histoire, et là cet écrivain
de soixante-dix ans dans la peau du notaire de Jeanne Calment qui avait acheté
sa maison en viager, alors que la dame avait quatre-vingt-dix ans peut-être, et
que n’importe quel statisticien, démographe, gérontologue, eût jugé le risque
minime, eût jugé même : en voilà une bonne affaire, et on comprend qu’un
notaire, au premier rang, ne l’ait pas laissé passer, cette affaire du siècle.
Mais en fait un siècle à rallonge, et c’est là que l’affaire se gâte pour
l’homme d’affaires car, trente ans après, plus de notaire et Jeanne, à l’image
du canard toujours vivant de Robert Lamoureux, ressassant encore le récit de sa
rencontre avec le Hollandais fou de couleurs. Et donc pas de roman sur la maman
pour l’écrivain
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