Sur la scène comme au ciel
construite.
Avec sa superbe devanture de près de 50 ni 1 dominée par un magnifique balcon en fer forgé, le magasin Brégeau n’avait rien
à envier à beaucoup de magasins nantais de l’époque. Présentant une variété de
rayons – confection, tissus d’ameublement, articles religieux,
épicerie –, les futurs époux pouvaient aussi s’y adresser pour composer
leur trousseau. Rien n’y manquait : la robe de mariée, le voile, la
couronne en fleurs d’oranger, bagues, alliance…
Pendant un certain nombre d’années, le magasin fut
prospère, mais après le décès de leur père en 1940, les deux demoiselles, Marie
et Pauline, ne purent échapper à l’évolution.
Une des dernières activités du magasin fut certainement
celle de la confiserie, très appréciée des scolaires de l’époque. C’est une
page d’histoire qui pourrait un jour peut-être inspirer un des petits-fils de
la famille Brégeau, prix Goncourt 1990…
Je n’aime autant pas. C’est une page heureuse de mon
enfance. Qu’il la laisse blanche, qu’il renvoie ses lecteurs à la comtesse de
Ségur pour les jeux dans le parc autour du bassin ovale, les parties de croquet
dans l’herbe, les goûters organisés par les tantes, la maison de poupées et la
dînette en porcelaine. Cette maison, il ne l’a pas connue. Ou si, mais alors
qu’elle n’était plus qu’une maison hantée par deux femmes fantomatiques :
la tante Pauline qui était devenue, non pas méchante comme il était commode de
le prétendre, mais acariâtre, revêche, tellement loin de ce qu’elle était jeune
fille, et Marie-Louise, sa fidèle servante entrée presque enfant au service de
la famille, toutes deux survivantes d’une autre époque où les pères
s’imaginaient garder leurs enfants à vie auprès d’eux et construisaient une
maison en conséquence, comme celle-ci qui comptait seize chambres et deux
salles à manger, de quoi loger conjoints, petits-enfants et domestiques. Cette
demeure, il en avait réalisé les plans, qui correspondaient à son idéal de
vie : il transmettrait son métier de tailleur à ses deux fils, lesquels
travailleraient par la suite avec lui, quant à ses deux filles, elles
s’occuperaient du magasin, un magasin moderne, inspiré de ceux qu’il
fréquentait à Nantes, et ainsi, entouré de toute sa tribu, il n’aurait plus
qu’à se préparer à mourir comme un patriarche, la descendance éplorée faisant
cercle autour de son lit, guettant une dernière parole, une ultime recommandation,
mouillant de larmes son front et recueillant son dernier souffle. Il n’exigeait
pas expressément de ceux qui restaient qu’ils s’immolent sur sa tombe, mais
c’était tout comme. Du moins en ce qui concerne ses filles, lesquelles
restèrent, de fait, vieilles filles. Victimes de la guerre, bien sûr, la
première, qui là comme ailleurs effeuilla à poignée les cœurs à prendre, si
bien qu’à leur retour il n’y en eut pas pour tout le monde, mais victimes aussi
de ce père tyrannique qui estimait qu’aucun homme ne saurait avantageusement le
remplacer auprès de ses filles.
La tante Pauline, cette vieille dame que vous avez connue
désagréable, aigrie, qui indisposait les clients au point que sur la fin, alors
que ne subsistait plus des rêves expansionnistes du défunt grand-père qu’un
rayon de confiserie, perdu au milieu des hauts rayonnages presque vides où
traînaient encore deux ou trois pièces de drap enroulées autour d’une
planchette, aussi passées de mode que ces réclames anciennes aux couleurs
délavées qui tapissaient les murs, témoignant d’un temps où l’on ne pouvait
vanter une marque de chocolat sans faire appel à un tirailleur sénégalais, la
tante Pauline qui semblait, avec son chignon savamment tiré et ses cols
montants en dentelle fermés par une broche d’agate ou un camée, sortir tout
droit d’un carton à chapeau du siècle dernier, la tante Pauline dissimulait
dans le médaillon qu’elle portait depuis soixante ans autour de son cou une
peine d’amour. A sa mort, quelqu’un, Marie-Louise peut-être, la servante officiellement
dévouée mais qui n’avait pas d’autre choix, s’est avisée de l’ouvrir, et à
l’intérieur, plié en quatre, gisait un secret de vieille dame : la
photographie jaunie d’un homme en uniforme, à la prestance d’avant le carnage,
c’est-à-dire en costume de bal, et qui fixait l’éternelle jeune fille depuis
plus d’un demi
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