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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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dont le cœur lâche en cours de route, s’est épuisé à suivre le
rythme époustouflant tenu et imposé par sa mère toujours valide à cent ans
passés.
    Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Où veut-il en
venir ? Et que vient faire ici Jeanne Calment ? Comme si je l’avais
jamais enviée, quand loin de moi cette idée, même si à soixante-quatorze ans
moins dix jours, j’étais en droit d’espérer mieux. A cet âge, je me situe
largement en dessous de la moyenne féminine nationale, de son espérance de vie,
ce qui aux Etats-Unis me permettrait d’intenter un procès, d’exiger des
millions de dollars pour chaque année manquante, mais ce n’est pas mon genre,
d’ailleurs mourir m’aura au moins épargné ça, ce tableau, et quel tableau, au
point que sur la fin, en dehors de mes enfants, j’avais interdit qu’on me rende
visite. Aucune envie d’offrir ce spectacle de poulet déplumé que l’on passe à
la flamme pour éliminer les quelques poils résiduels. Au lieu que la détentrice
du plus grand nombre de jours sur terre, du moment qu’on l’a dénichée dans sa
maison de retraite, on ne l’a plus lâchée. A chacun de ses anniversaires,
rituellement, un journaliste s’extasiait, demandait des nouvelles de Vincent,
s’inquiétait de sa santé, pas de celle du pauvre Van Gogh, mais de Jeanne dont
on voyait bien quand même que bon pied bon œil n’était pas la formule idoine,
même si on lui prêtait encore de bons mots, du type de ceux que des humoristes
préparaient à l’intention de Ronald Reagan, sur son lit d’hôpital, après
l’attentat dont il avait été victime, comment il se sentait, et le vieil
acteur : Mieux qu’à Philadelphie, d’où l’on conclut que
Philadelphie, c’est, pour les Américains, l’équivalent de notre
Quimper-Corentin. Et Jeanne la vaillante, ratatinée dans son grand fauteuil,
concoctant ses répliques toute seule, au cours de ces longues ruminations, de
ses interminables rêveries, à ce journaliste qui la quittait en lui
lançant : à l’année prochaine peut-être, elle, du tac au tac :
pourquoi, vous ne vous sentez pas bien ? mais ceux-là de la radio et de la
télévision hurlant de plus en plus fort dans le micro, au point que sur la fin
il eût mieux valu utiliser le langage des signes, mais en théorie seulement car
elle n’y voyait plus rien, non plus, cependant ils insistaient : quel
était le secret de sa prodigieuse vitalité, comment elle s’y était prise pour
arriver jusque-là, dans cet état-là, oui, on peut le dire comme ça, comme si
elle y était pour quelque chose, ou ce petit verre de porto ou de madère
qu’elle était censée avaler tous les soirs, à l’heure de l’apéritif, et sa
cigarette quotidienne jusqu’à cent quinze ans, après, on, le roi du rire, sans
doute, avait réussi à la convaincre, qu’elle risquait pour sa santé. Mais
enfin, le petit verre et la cigarette, c’est pour les condamnés, et elle, la Calment,
combien d’années dans le couloir de la mort, à attendre, et attendre encore, et
hop, un petit dernier pour la route, et cette route qui n’en finit pas. Je me
mets à sa place, c’est-à-dire dans ce même fauteuil de maison de retraite, face
à la fenêtre donnant sur les cèdres tricentenaires du parc, avec cette odeur de
désinfectant et de cantine à tous les étages, et ces journées confondues, ni
jour, ni nuit, toujours entre deux somnolences, et les filles de salle qui vous
félicitent parce que vous avez terminé votre jambon-purée, en s’adressant à
vous à la troisième personne, comme s’il s’agissait moins d’une apostrophe
déférente que d’un objet inanimé : bravo, c’est bien, elle a tout mangé,
et que, pour les pruneaux au sirop en revanche, c’est vrai qu’elle a calé un
peu, mais ce soir il y aura de la crème caramel qu’elle aime tant, n’est-ce
pas ? quand de toute manière on ne sent plus rien, plus de papilles, plus
de goût, je sais ce qu’il en est pour l’avoir expérimenté, tous ces produits
qu’on vous injecte dans les veines, tous ces tueurs de cellules, commandos de
la mort, qui détruisent tout sur leur passage, vous tapissent d’aphtes la
bouche, vous vitriolent l’œsophage et, quand vous confiez au grand professeur
votre difficulté à avaler, votre absence d’appétit, il vous explique que lui
aimerait bien être dans votre cas en se tapotant la bouée du ventre, que c’est
une chance, profitez-en, ne prenez que ce qui

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