Sur la scène comme au ciel
la frontière fut-il rendu impossible du fait
que nous ne disposions en guise de cartes d’identité que les cartes de
réduction à 30 pour 100 de la SNCF, car il ne semble pas que nous ayons fait un
détour par l’Espagne en cet été 57 ou 58, où le thermomètre grimpa si haut sur
la route du retour qu’en catimini sur la banquette arrière nous vidâmes nos
gourdes d’eau bénite, laquelle, par imprégnation avec les flacons de plastique
achetés dans une des innombrables boutiques de souvenirs où la moindre babiole
porte le sceau de la grotte miraculeuse, avait un goût étrange qui ne devait
rien à la source sacrée où elle avait été puisée. En revanche il y eut le
franchissement épique du col du Tourmalet dans un brouillard ouaté tellement
dense qu’il ne permettait pas de voir l’avant du capot de la voiture, et que
maman, se sentant prisonnière des nuages, eut une crise de nerfs au point que
papa, forcé de la calmer, en vint à lui administrer une gifle. Quoi ? Une
brute ? Pas du tout, nous n’avons qu’un autre souvenir de la main
paternelle s’abattant comme la foudre, mais l’heureuse bénéficiaire, la
benjamine, se vit en échange offrir un disque pour le prix de ses larmes et de
son pardon. On se rappelle également la longue montée à pied vers le cirque de
Gavarnie, alors que de plus fortunés nous doublaient à dos de mulet, ainsi que
l’arrivée au sommet où nous attendait une terrasse de café et au loin la brèche
de Roland, qui fut peut-être l’occasion pour notre père de lancer une de ces
citations favorites, attribuée au preux chevalier après qu’il eut essayé de
briser en vain sa fière Durandal contre un rocher afin qu’elle ne tombe pas aux
mains des Sarazins, et dans un dernier effort la lançant au loin : où
mon épée tombera Rocamadour sera. Mais, en fait, Rocamadour, ce fut l’année
suivante, à quoi l’on reconnaît que notre père avait de la suite dans les
idées, la suite valant également pour La Bourboule, qui était la raison
première de ce voyage dans le Limousin, un pèlerinage dans la ville thermale où
quelques années plus tôt il avait conduit à plusieurs reprises son épouse et
leur petite asthmatique. Ailleurs, nous prîmes le téléférique, mais pour quel
site ? Le Pic du Midi ? C’est à cette occasion que papa fit passer
notre menue maman pour sa troisième fille, de manière à bénéficier de la
réduction accordée aux enfants. Soit, à trente-cinq ans, elle faisait vraiment
jeune, soit il la voyait ainsi, ce qui est encore plus beau. La vie chère est,
on l’a vu, un souci constant, mais même grevés d’emprunts ce n’est pas pour
autant que nous allons camper et pique-niquer. Notre père qui déteste pour
lui-même cette forme de voyage au rabais préfère écourter la durée du séjour,
mais ce sera hébergement à l’hôtel et les pieds sous la table midi et soir pour
tous les cinq. En prévision, peut-être l’abbé prêteur a-t-il reçu au dos d’une
carte postale représentant la grotte de Lourdes un amical souvenir de toute la
famille.
Mais l’important pour nous, pour ceux qui craignaient que le
couple n’ait pas résisté à ce parcours d’épreuves, à cette vie sous le joug où
l’embellie est toujours remise à plus tard, qui redoutaient que le fait qu’on
ne les voie pas ensemble dans ces livres qui parlent d’eux pût s’interpréter
comme le signe d’un divorce des sentiments, c’est que nous ayons bien lu : Je t’embrasse comme je t’aime. Relisons encore, nous n’inventons rien,
c’est écrit en toutes lettres : Je t’embrasse comme je t’aime. Et
celle-là, la cajolée, c’est le même petit loup chéri de plus de dix ans
d’âge qui sur le papier bleu de la guerre avait redonné à l’orphelin, qui se
pensait victime d’une malédiction, le goût de la vie. Et quand notre sœur
aînée, après avoir longtemps gardé son lourd secret, raconte que notre maman
lui demandait de lui tenir la main avant de s’endormir comme l’avait fait
chaque nuit pendant dix-sept ans et six mois, moins les nuits d’hôtel, le
disparu, nous pouvons être rassurés, car tenir longuement une main dans sa
main, sans amour, c’est impossible. Plus de doute, les larmes de notre mère qui
mirent si longtemps à sécher, ce sanglot après la mort de son homme dont elle
crut qu’il finirait avant un an par l’étouffer, cette infinie lassitude devant
cette route à parcourir en solitaire
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