Sur la scène comme au ciel

le
commandant Verliac, de ces combats d’arrière-garde où l’on refaisait la guerre autour
d’un banquet. En réalité, son désintérêt eut une autre cause, une certaine
forme de lassitude face à l’attitude de certains qui s’inventaient un passé de
combattants et à la réaction, au vrai sens politique du terme, de ceux qui à la
Libération repoussèrent dans les urnes la liste présentée par le commandant
Verliac (sur laquelle ne figurait pas notre dur à cuire) pour reconduire les
élus qui avaient manifesté publiquement, par une lettre ouverte, leur soutien
au maréchal Pétain. Et nous qui sommes si fiers de lire que sa conduite et
son courage ont toujours été dignes des plus grands éloges, nous qui
aimerions tant maintenant lui demander de raconter, au lieu de ces témoins de
remplacement qui proposent leurs services pour surtout parler d’eux-mêmes, nous
partageons sa déception. Car cette lettre à sa tante qu’il achevait sur une
note humoristique (Je voudrais bien remplir la page mais ma vue se trouble,
mes yeux se ferment, en définitive il est 1 heure et demie et je vais dormir) se refermait, après qu’il eut embrassé très fort sa seule famille, sur un
ultime post-scriptum, que rien dans ce qui précédait n’annonçait et qui
disait : Comme dans toutes les belles histoires, les méchants seront
punis, la dernière partie de la phrase trois fois soulignées. Et il est sûr
que dans l’esprit du jeune homme il n’est pas besoin de faire un dessin et
qu’aux yeux de la destinataire les noms des coupables s’inscrivent en écriture
sympathique. Ce qui n’appelait pas à une justice expéditive puisque par son
intervention il évita à deux jeunes femmes l’humiliation d’une tonte publique
et ce pilori moderne qui consistait à traîner les déclarées fautives à travers
les rues de la ville en les livrant aux injures et aux crachats de la foule. Ce
qui traduisait simplement son sentiment d’alors, que certains, au nom des
souffrances endurées par d’autres, auraient peut-être à rendre des comptes.
Mais qu’ils ne rendirent même pas, de toute façon. Alors à quoi bon ces cartes
de membre actif qui donnaient le droit de poursuivre la guerre autour d’une
table garnie, à quoi bon ces cotisations qui taxaient le souvenir comme si
certains se dédommageaient de la sorte de n’avoir pas en temps voulu payé de
leur personne. La vie a repris son cours normalement désolant, à quoi bon se
confire en amertume et ressentiment. Lui a mieux à faire. Une ère nouvelle
s’ouvre, qu’il traversera au bras de son petit Loup chéri, et où il sera
question de bonheur et rien d’autre.

V
     
    Rodez dimanche 11 heures
    Mon petit loup chéri,
    Je n’ai pas encore de lettre de toi. C’est bien long,
demain matin peut-être. Hier j’ai travaillé comme un sourd pour dix tableaux.
Je crois demain mieux travailler. J’ai tout de même fait 59 tableaux dans ma
semaine, pourvu que ça continue. Je ferai 1.600.000 F, c’est mon but. Je viens
de la messe à la cathédrale. En revenant j’ai été tenté par ces cartes qui
indiquent bien le relief mais les couleurs sont poussées. Le pays est triste,
pas de végétation et des routes abominables. Le temps est très beau, pas froid.
Je ne sais pas à quelle date je vais aller à Campbon. Tout dépendra de mon
travail, si je sens que je peux arriver à la prime je resterai jusqu’à la fin
du mois et irai début février. As-tu envoyé les intérêts à Mabilais ?
Demain Renaud doit venir payer la voiture, tu prendras dessus pour ça. Si tu
peux envoyer 50.000 F à B., fais-le. Si tu as besoin pour la semaine prochaine,
dis-le-moi. Je vous espère tous en bonne santé. Je te serre bien fort dans mes
bras. Joseph.
    La carte au recto représente une vue en surplomb d’Entraygues-sur-Truyère,
une bourgade de l’Aveyron serrant ses maisons hautes aux toits de lauzes sur un
terrain isocèle en bordure d’un cours d’eau, un affluent du Lot, qu’enjambe, à
la pointe du triangle, un pont aux arches gothiques. Notre père a raison de déplorer
que les couleurs sont poussées. Le ciel et la rivière qui sinue entre les
collines ont visiblement reçus une large touche de bleu, même les prés se sont
mis au vert, en dépit de l’avertissement du fabricant, les Editions Modernes à
Limoges, qui affirme que son procédé Mexichrome garantit des couleurs
naturelles. Notre père semble bien placé, qui a sous les yeux l’original,