Sur la scène comme au ciel

son choix, annoncé à l’une que leur histoire était finie, et à l’autre
que désormais il était libre de l’aimer. Ce qui, cette clarification des
sentiments, ne va pas sans drames, mais de cela rien ne transparaît, rien dans
les propos tenus ne laisse même supposer qu’il vient de triompher de ce qui
constitue sans doute, bien plus que son engagement dans la lutte clandestine,
sa première épreuve d’homme, sinon ce ton délibérément enjoué, presque forcé,
qui vaut pour un aveu.

 
    La lettre pliée en seize tient dans une enveloppe minuscule,
destinée à l’origine à recueillir les cartes de visite de l’époque, de la
taille d’une moitié de carte à jouer, ce qui permettait, à l’instant de saluer,
de les glisser sans attirer l’attention dans le creux d’une main, voire, une
élégante, dans l’échancrure d’un corsage sans qu’elle en soit outre mesure
incommodée, même si la destinataire de la lettre, il est vain de l’imaginer
avec une gorge pigeonnante accueillant contre sa poitrine un rendez-vous
galant, petite silhouette plate et sèche aux jupes comme des sacs percés
descendant jusqu’aux chevilles, le chemisier boutonné jusque sous la glotte, le
chapeau posé à la six-quatre-deux, l’ensemble noir, anthracite ou gris souris,
la seule note colorée provenant des reflets violets de ses cheveux dus à la
main leste de sa coiffeuse modiste, qui versait ses produits capillaires sur la
tête blanche de l’institutrice comme elle remplissait les verres dans le café
mitoyen de son salon, en veillant à ne pas se montrer regardante, de manière à
éviter tout reproche de parcimonie. Mais cette enveloppe minuscule, qui porte
uniquement le nom de la destinataire, mademoiselle Marie R., ce qui suppose
qu’elle fut remise en main propre, ou glissée dans une enveloppe plus grande, à
charge pour le récipiendaire, un homme de confiance, de faire le facteur, on la
croirait faite exprès pour la clandestinité et la période de restriction qui va
avec, quand on s’applique à se faire tout petit, le plus discret possible, à offrir
le moins de visibilité, et que tout manque, et le papier, bien sûr, qui oblige
à rédiger des romans sur des confettis, mais en fait, la clandestinité, on en
était récemment sorti, bien qu’il subsistât des poches de résistance,
c’est-à-dire de résistance à la Résistance, comme la région de Saint-Nazaire
qui ne fut libérée que le 11 mai, soit trois jours après
l’armistice – du coup on se demande ce qu’ils écoutaient, les
Allemands, pour n’avoir pas compris que c’était fini, ou peut-être croyaient-ils
à un mauvais tour de la propagande –, mais là on tient le bon bout puisque
la lettre est datée du 12 avril, et donc bientôt la délivrance pour tout le
monde, moins ceux qui ne s’étaient pas bien conduits, ôtés de ceux qui
passèrent habilement au travers, de sorte que cette perspective de la fin de
cinq années de cauchemar semble autoriser ce ton enjoué, primesautier, mais un
peu trop peut-être, comme si la patrie libérée avait bon dos. Cette joie
faussement innocente, cette innocence faussement ingénue, c’est d’abord celle
d’un cœur amoureux qui n’ose annoncer à la ronde son bonheur flambant neuf, et
spécialement à la tante Marie qui a gardé courageusement la maison pendant les
années de clandestinité de son neveu, lequel semble la ménager, de crainte,
connaissant sa susceptibilité et ses mœurs rigides, de la froisser. Procédons
par étape, montrons d’abord que tout va bien, et quand on s’interrogera sur la
raison de ce bien-être on trouvera toujours le bon moment d’en dévoiler la
cause. Commençons donc d’emblée par donner des nouvelles du neveu
rebelle : Un petit mot pour te rassurer. Toujours en bonne santé, bon
moral. Suis en plein boulot. Pierre est avec moi. Vu Victor, pas loin. Il
annonce également qu’il va changer de patron et entrer dans une autre
entreprise, de transports, très intéressant, car très, très longues
tournées. Ces quatre derniers mots soulignés. Sous-entendu, tu ne risques
pas de me voir avant longtemps. Et pour cause. En fait d’entreprise de
transports, il s’agit de son incorporation au 12 e escadron du train.
Cache-t-il volontairement son engagement afin d’éviter une source de chagrin
supplémentaire à sa tante qui maintenant n’a plus que lui et son cousin Emile,
ou, Campbon située dans la poche de Saint-Nazaire étant