Taï-pan
couleurs, et ça fait une heure de ça. »
La voix rude de Brock brisa net la rêverie de l’officier. Il pivota brusquement. Il n’avait pas l’habitude qu’un autre qu’un vice-amiral s’adressât à lui sur ce ton belliqueux.
« Les couleurs seront envoyées, monsieur Brock, soit quand Son Excellence arrivera à terre, soit quand le canon du navire amiral donnera le signal.
— Et ça sera quand donc, ça ?
— Je remarque que vous n’êtes pas encore représentés au complet.
— Vous voulez dire Struan ?
— Naturellement. N’est-il pas le Taï-pan de la Noble Maison ? répliqua Glessing, exprès, sachant que cela irriterait Brock, puis il ajouta : Je vous conseille de vous armer de patience. Personne n’a donné l’ordre à vous autres commerçants de venir à terre. »
Brock rougit.
« Feriez bien d’apprendre à connaître la différence entre les commerçants et les négociants. »
Il fit passer sa chique de tabac dans son autre joue et cracha sur les galets, à côté des pieds de Glessing. Les éclaboussures du crachat gâtèrent le brillant des souliers noirs à boucle d’argent.
« Mande pardon », fit Brock avec un regret feint, et il s’éloigna.
Les traits de Glessing se figèrent. Sans le mot d’excuses, il aurait provoqué l’homme en duel. De la racaille de basse classe, pensa-t-il avec mépris.
« Capitaine, fit le maître d’équipage en saluant, un signal du navire amiral. »
Glessing cligna des yeux dans le vent fraîchissant. Les signaux battants épelaient : « Tous les capitaines au rapport à bord à deux heures. » Glessing avait été présent, la veille au soir, à une réunion privée de l’amiral et de Longstaff. L’amiral avait déclaré que la contrebande de l’opium était la cause des troubles en Asie. Il s’était écrié, furieux : « Bon Dieu, monsieur, ils n’ont aucune vergogne. Abolissez l’opium et ni vous ni moi n’aurons plus d’ennuis avec les fichus païens et les fichus trafiquants ! La Royal Navy fera respecter votre ordre, par Dieu ! » Et Longstaff avait opiné, avec juste raison. Je suppose, se disait Glessing, que l’ordre sera donné aujourd’hui. Il maîtrisait avec peine sa joie. Il était grand temps ! Je me demande si Longstaff a annoncé à Struan qu’il allait donner l’ordre…
Il se retourna vers le canot qui approchait sans se presser. Struan le fascinait. Il l’admirait et le haïssait, ce maître marin qui avait écumé tous les océans du monde, qui brisait les hommes et les compagnies et les navires pour la gloire de la Noble Maison. Si différent de Robb, pensait Glessing ; j’aime bien Robb.
Il frémit malgré lui. Il y avait peut-être du vrai dans les récits que chuchotaient les marins de par les mers de Chine, selon lesquels Struan adorait le Diable en secret, et qu’en échange le Diable lui avait donné la puissance et le pouvoir sur la terre. Comment expliquer autrement qu’un homme de son âge parût si jeune et si fort, qu’il eût des dents blanches, tous ses cheveux et les réflexes d’un jeune homme, alors que la plupart des hommes, à sa place, seraient infirmes, usés, avec un pied dans la tombe ? Les Chinois, indiscutablement, avaient grand-peur de Struan. Ils l’avaient surnommé « Le Vieux Diable-Rat aux Yeux Verts », et ils avaient mis sa tête à prix. Tous les Européens avaient leur tête à prix. Mais celle du Taï-pan valait cent mille taels d’argent. Mort. Car nul ne pourrait le prendre vif.
Glessing essaya de remuer les doigts de pied dans ses souliers à boucles. Il avait mal aux pieds et ne se sentait guère à l’aise dans son bel uniforme chamarré d’or. Foutu retard ! Au diable cette île et cette rade et ce gaspillage de bons navires et de bons marins. Il se rappelait les paroles de son père : « Sacrés foutus civils. Ne pensent qu’à l’argent et au pouvoir. Pas de sens de l’honneur, aucun d’eux. Attention à ton cul, mon garçon, si un civil prend le commandement. Et n’oublie jamais que Nelson lui-même était obligé de coller la longue-vue à son œil borgne, quand un imbécile commandait. » Comment un homme comme Longstaff pouvait-il être aussi stupide ? Il appartenait à une bonne famille, il était bien élevé, instruit, son père était diplomate à la cour d’Espagne… ou de Portugal ?
Et pourquoi Struan avait-il poussé Longstaff à mettre fin à la guerre ? Bien sûr, nous obtenons une rade capable
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