Taï-pan
le Taï-pan. Les coups avaient cessé, mais il y avait eu d’autres châtiments. Pauvre Mary.
En pensant à Mary, son cœur battit et il se tourna vers le navire amiral qui était leur demeure provisoire. Il savait qu’elle guettait le rivage et que, tout comme lui, elle comptait les jours qui les séparaient du retour à Macao, en sécurité. À quarante milles seulement, au sud, mais si loin tout de même ! Horatio avait passé toutes les vingt-six années de sa vie dans la colonie portugaise, à part quelques années de pension en Angleterre. Il avait détesté la pension, tant en métropole qu’à Macao. Il détestait les leçons de son père, et que celui-ci fût son maître ; il avait fait des efforts désespérés pour le satisfaire, mais en vain. Ce n’était pas comme Gordon Chen, qui avait été le premier enfant eurasien accepté à l’école de Macao. Gordon Chen était un élève brillant et il avait toujours satisfait le révérend Sinclair. Mais Horatio ne l’enviait pas, car Gordon avait été le souffre-douleur de Mauss. Pour chaque coup de fouet que lui donnait le père d’Horatio, Mauss lui en donnait trois. Mauss était aussi missionnaire ; il avait enseigné l’anglais, le latin et l’histoire.
Mauss et Gordon Chen étaient de nouveau tournés vers la mer, et contemplaient le canot. Horatio se demanda pourquoi l’Autrichien avait été si dur avec le jeune homme, à l’école, pourquoi il avait tant exigé de lui. Il supposa que c’était parce que Wolfgang haïssait le Taï-pan. Parce que le Taï-pan l’avait deviné et lui avait offert l’argent et le poste d’interprète à bord des navires de la contrebande d’opium. En échange d’une permission accordée à Wolfgang de distribuer des bibles chinoises et des tracts et de prêcher aux païens à chaque escale – mais seulement après la conclusion du marché d’opium. Horatio supposait que Wolfgang se méprisait pour son hypocrisie, et parce qu’il avait ainsi partie liée avec le Diable. Parce qu’il était contraint de prétendre que la fin justifiait les moyens, alors qu’il savait que c’était faux.
Un drôle de corps, ce Wolfgang. Il était allé à Chushan, l’année précédente, quand l’île avait été occupée. Approuvé par le Taï-pan, Longstaff avait nommé Mauss magistrat temporaire, pour faire respecter la loi martiale et rendre la justice britannique.
Contre la coutume, des ordres très stricts avaient été donnés, à Chushan, interdisant le pillage. Mauss avait accordé à chaque pillard – chinois, indien ou anglais – une audience publique honnête, et puis il les avait condamnés, tous à tour de rôle, à être pendus haut et court, employant à chaque fois la même formule : « Gott in Himmel , pardonnez à ce pauvre pécheur. Qu’on le pende. » Les pillages avaient vite cessé.
Comme, entre deux condamnations et deux exécutions, Mauss évoquait facilement ses souvenirs, Horatio avait découvert qu’il avait été marié trois fois, chaque fois avec une Anglaise ; les deux premières étaient mortes d’une perte de sang, la troisième allait bien mal. Que, tout en étant un mari dévoué, Mauss succombait encore à la tentation du Diable, dans les maisons closes et les bars de Macao. Que Mauss avait appris le chinois chez les païens de Singapour, où il avait été envoyé tout jeune en mission évangélique. Qu’il avait passé vingt de ses quarante ans en Asie sans jamais rentrer au pays. Qu’il portait à présent des pistolets parce qu’« on ne sait jamais, Horatio, quand un de ces diables païens voudra te tuer ou quand des pirates du Diable voudront te voler. » Qu’il considérait tous les hommes comme des pécheurs – et planait seul au-dessus de la masse. Et que son unique but dans la vie était de convertir les païens et de faire de la Chine une nation chrétienne.
Dispersant les pensées d’Horatio :
« À quoi penses-tu ? »
Il vit Mauss qui l’examinait.
« Oh ! à rien, répondit-il vivement. Je… Je pensais, c’est tout. »
Mauss se gratta la barbe d’un air songeur.
« Moi aussi. C’est une journée pour la pensée aujourd’hui, hein ? Rien ne sera plus jamais pareil, en Asie.
— Non, sans doute. Est-ce que vous quitterez Macao ? Ferez-vous construire ici ?
— Oui. Ce sera bon de posséder de la terre, sa propre terre loin de cette fosse à purin papiste ! Ma femme sera contente. Mais moi ? Moi, je ne sais pas.
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