Tarik ou la conquête d'Allah
dans une coupe finement ciselée, une boisson
aromatisée, l’émir, d’un ton narquois, lui dit :
— Je t’ai donné bien des soucis
et tu me parais aussi fatigué que moi. Bois avant moi pour reprendre des forces
car j’ai besoin de tes services cette nuit.
Le fata al-kabir, le visage blême,
s’exécuta et quitta immédiatement les appartements privés du souverain, à la
recherche d’al-Harrani, afin que celui-ci lui administre sur le champ un
contrepoison. Le médecin l’avait prévenu que la drogue utilisée produisait très
rapidement son effet. Il eut à peine le temps de faire avaler à al-Nasr un
prétendu antidote que ce dernier expirait dans d’atroces souffrances. Eu égard
à sa qualité d’Umm Wallad, Tarub ne fut pas inquiétée. Insensible à ses
récriminations et ses protestations d’innocence, le fils d’al-Hakam refusa dès
lors de la rencontrer. Al-Harrani fut largement récompensé de sa loyauté, mais
préféra quitter une cour où l’intrigue régnait en maître.
Les sujets de l’émir ignorèrent tout
de cette affaire et continuèrent à vaquer à leurs occupations habituelles.
Bodo, fraîchement accueilli par ses coreligionnaires de Kurtuba, avait préféré
regagner Sarakusta où il se consacra à la rédaction de pamphlets. Depuis
l’exécution de Perfectus, les Chrétiens vivaient dans la peur et redoublaient
de prudence, le moindre incident entre eux et des Musulmans était prétexte à
des débordements. C’est malheureusement ce qui arriva. Un artisan, nommé Jean,
était l’un des meilleurs tailleurs de la ville. Sa boutique ne désemplissait
pas. Parlant parfaitement arabe, il pouvait passer pour Musulman et comme il
s’abstenait, lui et sa famille, de fréquenter l’église, le bruit avait couru
qu’il s’était converti à l’islam ou qu’il s’apprêtait à le faire. Le marchand
s’était bien gardé d’infirmer ou de confirmer cette rumeur. Enjoué et volubile,
il avait son franc-parler et, quand un client cherchait à le gruger ou à
obtenir un rabais excessif, il jurait comme un charretier en arabe, provoquant
l’hilarité de ses voisins.
Un matin, il s’emporta violemment
contre un serviteur de Tarub venu passer une commande pour sa maîtresse. Entre
les deux hommes, le ton monta rapidement. Le domestique, qui craignait d’être
puni s’il ne ramenait pas la robe que la princesse voulait, s’exclama :
« Par Mohammed, la peste soit de ton avarice ! », s’attirant
cette réplique : « Maudit celui qui utilise le nom de votre
Prophète ! » La foule, ameutée par les cris, conduisit Jean chez le
cadi qui le fit incarcérer. Chargé de lourdes chaînes, le malheureux fut
promené d’églises en églises pour inspirer la peur à ses coreligionnaires.
Devant le tribunal, il se défendit fort habilement. Il nia avoir insulté le
Prophète, mais uniquement ceux qui juraient par son nom, citant à l’appui de sa
thèse le commandement du Décalogue reconnu par les Musulmans : « Tu
n’invoqueras pas en vain le nom de l’Eternel ! » Il expliqua que cela
s’appliquait aussi à ses prophètes. Le cadi, un homme pondéré, qui détestait
Yahya Ibn Yahya al-Laithi, rendit un verdict d’apaisement après avoir consulté
Mohammed Ibn Rustum. Le tailleur n’avait pas insulté le Prophète ni l’islam.
Toutefois, il avait insulté gravement un Musulman sans mesurer la portée de ses
paroles. Il ne méritait pas la mort, tout au plus vingt coups de bâton qu’il
reçut sans broncher.
Cette clémence ne porta pas ses
fruits. Outré par l’exécution de Perfectus, le comte Isaac se souvint de sa
promesse de sacrifice faite lors de la fameuse réunion secrète. Sa femme étant
morte sans lui donner d’enfants, il n’avait rien à craindre pour sa famille.
Lassé de l’existence, il décida que le moment était venu pour lui de passer à
l’action. Puisqu’il était assigné à résidence à Tabanos, il fit savoir à
Mohammed Ibn Rustum qu’après avoir longuement médité et prié, il avait fait un
songe. Allah lui était apparu alors qu’il dormait et lui avait ordonné de se
convertir à l’islam. Le hadjib, supputant que cette apostasie aurait un effet
salutaire sur les Nazaréens, l’autorisa à se rendre en ville et le confia au
cadi Saïd Ibn Suleïman, que le dignitaire chrétien avait souvent eu l’occasion
de rencontrer au palais. Le chef religieux instruisit soigneusement le
vieillard des principes du saint Coran,
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