Tarik ou la conquête d'Allah
par la grandeur de nos actes, ils
demanderont humblement pardon au Seigneur de leurs fautes et reviendront aux
enseignements de notre sainte mère l’Église. Et qui sait, certains Ismaélites,
qui prônent avant tout le courage, seront touchés par la grâce et abjureront
leur hérésie.
— Notre frère Perfectus, dit
Euloge, exprime ce que je pense moi-même : « Ceux-là entreront dans
la béatitude des élus qui s’offrent volontairement au martyre. »
— Je suis un vieil homme,
murmura Isaac, et j’ai trop longtemps vécu à la cour pour ne pas mesurer les
risques d’une telle entreprise. Abd al-Rahman suit aveuglément les
recommandations de Yahya Ibn Yahya al-Laithi et ce dernier nous voue une haine
farouche. Il attend le moment propice pour exciter la foule contre nous.
J’accepte bien volonté d’offrir ma vie au Seigneur mais je dois penser aux
membres de notre communauté et à leur sécurité. Chacun d’entre vous sait que je
suis de bon conseil et que je n’ai jamais cherché à vous ménager mon appui et
mes faveurs. C’est pour cette raison que je vous supplie de modérer votre
enthousiasme et de ne pas passer immédiatement à l’action. Je vais réfléchir et
prier à Tabanos. Si j’ai la conviction que votre solution est la bonne, alors
je veux être le premier à avoir l’honneur d’affronter notre ennemi et de périr
sous la hache du bourreau. Sachant quel est mon rang et ma fonction, mon
sacrifice n’en aura que plus de poids. Pour l’heure, qu’aucun de vous n’ébruite
ce qui s’est dit ici. Il y va de la réussite de ce que nous préparons.
— En ce qui concerne le renégat
Bodo, que devons-nous faire ? s’enquit Euloge.
— Je vous l’ai dit, la prudence
est de mise. L’émir a des espions partout et il est inutile d’exciter sa
curiosité. Ce sinistre personnage vient semer le trouble. Avertissez vos
fidèles qu’il leur est interdit, sous peine d’anathème, d’avoir le moindre
contact avec lui. Certains d’entre vous ont des amis juifs. Faites-leur savoir
que nous souhaitons vivre en bonne entente avec eux, mais que celle-ci pourrait
être compromise par les agissements irresponsables de ce renégat dont leurs
frères d’Ifrandja pourraient avoir à se repentir. Présentez cela non comme une
menace mais comme un avertissement amical sur la foi de rumeurs en provenance
d’Aix-la-Chapelle. Je suis persuadé qu’ils comprendront très vite où est leur
intérêt.
Les événements se précipitèrent plus
rapidement que ne l’avait prévu Isaac. Désormais retiré à Tabanos, le vieil
homme partageait son temps entre l’étude et la prière. Ce monastère avait été
fondé grâce à la générosité d’un couple, Jérémie et Elisabeth, dont le frère
Martin avait été nommé abbé. Il ne comportait qu’une trentaine de moines, triés
sur le volet, et constituait pourtant l’une des plus importantes communautés
religieuses d’Ishbaniyah (quand Georges, un moine de Mar Sabbas à Jérusalem de
passage à Kurtuba, avait affirmé que son ermitage comptait plus de cinq cent
moines et que des novices se présentaient chaque année, ses interlocuteurs
avaient refusé de le croire !). Interdit de séjour en ville, l’ancien
comte des Chrétiens recevait souvent la visite de Perfectus, d’Euloge et de Paul,
venus l’informer du comportement singulier de son successeur soupçonné par
certains d’être prêt à apostasier pour gravir un échelon supérieur dans la
hiérarchie du palais.
Peu de temps avant la Noël 849,
Isaac apprit avec consternation l’arrestation de Perfectus. Celui-ci, en dépit
de son caractère exalté, avait scrupuleusement respecté les consignes de
prudence qui lui avaient été données. Passant un jour dans une rue, il avait
été interpellé par des commerçants musulmans du quartier chez lesquels il lui arrivait
d’effectuer des achats. La discussion avait commencé sur un ton amical, le
prêtre prenant des nouvelles de ses interlocuteurs et les interrogeant sur la
bonne marche de leurs affaires. Un boucher, Ibrahim, en plaisantant, l’avait
interrogé sur les mérites respectifs, à ses yeux, de Jésus et de Mohammed.
Perfectus avait, craignant un piège, rétorqué qu’il préférait ne pas aborder ce
sujet de crainte de froisser ses amis. Ceux-ci lui avaient juré qu’il n’avait
rien à redouter et que leur conversation aurait lieu dans une arrière-boutique,
loin des oreilles indiscrètes.
Méfiant,
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