Terra incognita
plaindre…
Mais Luirieux tenait Petit Pierre.
Comme il les tenait par la menace de la potence.
Celma n’avait pas le choix. Et c’était là tout son tourment, jour après jour, depuis deux mois qu’ils étaient à sa merci. Pour protéger sa nichée, elle courbait l’échine, travaillait dur en cuisine ou au jardin, quand elle ne briquait pas sol, vitres ou parquet pour ne subir aucun reproche, rien qui eût pu donner à Hugues de Luirieux une occasion de les châtier.
À plusieurs reprises, tirant les runes en toute discrétion, elle avait accroché des images. Petit Pierre riant, Algonde virevoltant sur ses jambes retrouvées. Épuisée par ses longues journées, elle n’obtenait rien de plus. Elle eût pu sans peine demander à Bertille de se mettre en transe, mais y répugnait. La dernière fois, sa fille avait capté une ombre noire et maléfique autour d’eux. Une créature sans visage et sans nom qui semblait les surveiller sans relâche. Trois jours de fièvre avaient suivi et Celma avait craint de la perdre. Depuis, elle lui avait interdit de se laisser encore avaler par ses prémonitions.
Mais n’en pensait pas moins.
À deux ou trois reprises, elle avait évoqué Mélusine et le pardon que la fée espérait de Mathieu. Ce dernier n’avait su qu’en rire. Si Celma n’avait pas promis à Algonde de se taire, elle lui aurait depuis longtemps révélé la vérité à son sujet. L’aurait-il crue pour autant ? Celma n’en était pas persuadée. Il éprouvait tant de haine et de rancœur envers cette créature des eaux qu’il la croyait capable de tout pour s’en arracher.
Lors, même sa ressemblance avec Algonde devenait un argument de duperie. Une raison suffisante pour qu’il refuse de s’en approcher.
De même, elle s’était mordu la langue pour ne pas évoquer Elora. Il eût fallu pour cela en revenir à Algonde et d’Algonde à Mélusine.
Une seule personne pouvait lézarder les murs de raison au centre desquels Mathieu s’était enfermé. Hélène. Mais il évitait tout contact avec elle.
Après le mariage, peut-être. C’était le seul espoir que cultivait Celma pour, enfin, voir éclater la vérité.
Elle gagna le lit dans lequel Mathieu s’était déjà retranché. Il lui tournait le dos, feignant de dormir. Celma repoussa les draps puis moucha la chandelle sur la table de chevet. Elle s’allongea dans la nuit retombée.
Elle savait que le sommeil ne viendrait pas. Mathieu était trop en colère. C’était ainsi depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Celma souffrait de sa souffrance, s’angoissait de ses angoisses. Tant qu’il ne serait pas en paix, elle ne pourrait l’être elle-même.
Elle se tourna vers lui, l’enlaça avec tendresse. Il ne bougea pas. Un bloc. Noué des pieds à la tête sur sa fureur, une odeur de vinasse accrochée à son souffle.
Elle soupira.
— Inutile de feindre. Je te sens, Mathieu, je te connais.
Un grognement. Passage difficile d’un air vicié entre ses dents serrées.
— Je le hais…
Celma appuya un baiser sur l’arrondi de l’épaule, là où le choc d’une branche basse avait laissé une écorchure qui s’était infectée et qu’elle avait soignée. De combien de cicatrices cet homme avait-il été marqué ? Faudrait-il qu’elle le perde pour le guérir définitivement de toutes celles qu’il gardait encore purulentes en lui ?
— Moi aussi, je le hais. Mais que pouvons-nous faire pour l’instant, sinon attendre ? Nous plier à sa loi et attendre ?
Elle trouva le poing serré de Mathieu sous ses doigts, voulut l’ouvrir, ne parvint qu’à le tétaniser davantage. Elle renonça. L’enveloppa.
— Dès qu’il nous aura rendu Petit Pierre, nous filerons.
— Il ne le rendra pas.
Mathieu se retourna d’un bloc, l’écrasant à demi. De jour en jour il s’enfermait dans sa brutalité. De jour en jour il s’éloignait de l’homme qu’elle avait rencontré. Malgré cela, Celma l’aimait. Elle se repositionna sans se plaindre. S’accouda à son torse pour se surélever. Un rayon de lune accrochait le cintre de la fenêtre. Elle serait pleine dans quelques jours. Mathieu se remettrait en chasse avec les hommes de Luirieux, saccagerait un village dans les montagnes, couvert de peaux de bêtes. Puis reviendrait, plus souillé et meurtri de ses actes qu’avant. Se haïssant lui-même et haïssant plus encore celui qui ordonnait ces exactions.
Elle chassa cette image. Une de plus que ses
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