Terra incognita
l’inquiétude à son malheur, recommanda Algonde en lui bisant la joue.
Gersende hocha la tête. Reprenant un sourire de façade, elle piqua ses mains sur ses hanches et s’alla planter devant Janisse qui fauchait quelques miettes de massepain sur la nappe, retardant le laquais qui attendait pour desservir.
— N’es-tu pas rassasié encore ?
Il rentra la tête dans les épaules, tel un enfant grondé, avant de se tourner vers Algonde.
— J’ai laissé consigne en cuisine de tes plats préférés, mais, si besoin était, envoie un coursier et je t’en ferai porter. Tu es toute pâle encore et maigrichonne, faut te remplumer, ma bécaroïlle !
Algonde s’attendrit.
— Point d’inquiétude, mon bon Janisse. Enguerrand veille sur moi presque aussi bien que vous le feriez. Allons, ne vous mettez pas en retard. Qui sait ? Hélène vous attend peut-être déjà à l’arrivée.
Enguerrand et Présine échangèrent un regard surpris. Ils s’abstinrent pourtant de commentaires, comprenant que tout prétexte serait bon à Janisse pour traîner des pieds. Pas plus que Gersende il n’avait envie de les quitter.
Profitant que le soleil s’était voilé, Algonde fut heureuse de pouvoir les raccompagner.
La carriole que maître Janisse avait empruntée au panetier du castel de Sassenage les attendait dans la cour, aux pieds d’une glycine qui courait le long de la bâtisse et retombait en grappes charnues au-dessus de la tête d’un valet d’écurie. Impavide, ce dernier retenait d’une main juvénile le bœuf qu’il y avait attelé.
Janisse grimpa sur le siège du conducteur puis, le temps que Gersende le rejoigne, tourna la tête vers Algonde, demeurée comme Enguerrand et Présine en haut des marches, devant la lourde porte cloutée.
— Reste pas là, ma bécaroïlle, c’est pas bon pour tes yeux, gronda-t-il d’un timbre paternel.
De fait, traversé d’un vol d’oies sauvages, le nuage s’effilochait lentement et déjà, les paupières d’Algonde s’étaient plissées sous l’apport de luminosité.
Le valet s’écarta. Janisse secoua la longe. La voiture s’ébranla dans un grincement de roues et la tractée de son modeste attelage.
Quelques minutes plus tard, ils passaient l’enceinte de la maison forte, les mains agitées d’au revoir et les visages tournés encore vers les leurs, attristés.
Enguerrand attendit qu’ils aient disparu pour passer son bras autour des épaules d’Algonde et la ramener vers l’intérieur, Présine sur leurs talons.
— Le retour d’Hélène n’est pas une heureuse nouvelle, n’est-ce pas ? demanda-t-il tandis qu’ils longeaient une dizaine de chatons sculptés par Constantin dans des postures joueuses et posés à même le sol.
Algonde leva vers le chevalier deux prunelles aussi moussues que cendrées.
— Djem a été assassiné, annonça-t-elle.
Frappé de méchante surprise, Enguerrand étouffa un juron tandis que les traits de Présine s’affaissaient.
— Il faut prévenir Constantin, se désola la fée.
— Laisse-moi m’en acquitter, grand-mère.
Présine n’insista pas. Qui mieux qu’Algonde pouvait comprendre ce qu’Hélène ressentait ? Qui mieux qu’Algonde pourrait tout expliquer ?
*
Dans la foulée, cette dernière se détacha d’eux pour traverser le manoir, disparaître dans sa chambre, activer l’ouverture du passage secret et gagner enfin la grotte.
Comme elle l’avait supposé, elle trouva le garçonnet assis en tailleur sur le rocher qu’elle avait érodé longtemps par le frottement de ses écailles. Tournant le dos au lac, il achevait de sculpter un renard dans un morceau de châtaignier. Constantin possédait déjà une jolie collection d’animaux, de l’aigle à l’écureuil. La veille au soir, il l’avait montrée à Gersende, qui avait été éblouie par les expressions, chaque détail donnant l’impression de mouvement. Comme si l’animal allait bondir, s’échapper de sa carapace de bois. Algonde se souvint du tremblement des mains de sa mère lorsqu’elle avait soulevé la plus belle des pièces. Une femme serpent. Elle, Algonde. La ressemblance était si frappante que, quelques secondes, Constantin avait cru que Gersende allait s’évanouir. Mais non. Elle s’était maîtrisée, s’était tournée vers sa fille et lui avait souri avant de reposer l’objet, de choisir une belette aussi vraie que nature et de demander à Constantin si elle pouvait la garder.
Il la lui
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