Terra incognita
Tant de nuits à repousser cette petite étincelle qui reniait la camarde. Tant de nuits à se retourner auprès de Janisse qui ronflait, pour s’imprégner de sa chaleur à lui. Pour tromper le vide. Combien de fois s’était-elle abrutie de travail pour éviter de courir vers les Cuves, d’appeler Mélusine et de se repaître de sa ressemblance avec Algonde ? C’est Janisse qui l’en avait empêchée, lui affirmant que ce serait torture plus grande encore. Depuis que la lettre d’Algonde leur était arrivée, quelques jours plus tôt, il s’en voulait autant qu’elle d’avoir résisté.
Gersende caressa le dos de sa fille, de bas en haut, comme autrefois. De son séjour dans le Furon, Algonde avait gardé un corps plus musculeux, sculpté par la natation. Les séquelles étaient là, partout en elle. Bonnes ou mauvaises. Il était inutile de ressasser le passé. Seul le présent devait compter. Elle chuchota.
— Tu as raison, il est inutile de nous torturer encore. Qui suis-je, moi qui t’ai abandonnée, pour douter de celle qui m’a remplacée ?
Algonde s’écarta d’elle. Embrassa sa joue ronde, aussi douce qu’hier.
— Tu ne m’as pas abandonnée, mère. Et personne ne te remplacera jamais.
Elles se sourirent. Des étoiles dans les yeux. Puis Algonde l’entraîna par la main.
Devant l’orifice qui perçait le tunnel, Algonde s’effaça d’une courbette.
— Mon antre…
Gersende en franchit le seuil et, tout aussitôt, éclata en sanglots. La caverne, si belle soit-elle avec ses eaux dormantes qu’un fin rai de lumière caressait en tombant du plafond, lui fit l’effet d’un tombeau.
Il fallut que Constantin se détache de l’ombre et, d’une cabriole, atterrisse devant elle pour qu’elle s’arrache à cette vision macabre. Pour qu’elle accepte enfin que le rêve avait rejoint la réalité et que cette réalité ne se changerait plus en cauchemar.
Quelques minutes plus tard, Gersende faisait le tour du lac au bras de Constantin, s’émerveillait de sa délicatesse derrière sa singularité, et riait avec Algonde, comme si rien de tout cela n’avait existé.
6
Jean et Bertille s’étaient endormis, côte à côte, selon une habitude qu’ils avaient tenu à conserver. Certes, en place des paillasses d’hier, un lit moelleux les accueillait, mais c’était là tout ce qu’ils avaient concédé au confort de ce petit castel dans lequel Hugues de Luirieux les avait placés, après avoir dégagé l’ancien personnel.
Celma ne se plaignait pas de cette solitude. Au contraire. À dire vrai, elle se plaisait dans la sécurité de ces murs séculaires que les Templiers puis les Hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem avaient rénovés.
Situé idéalement à quelques encolures de l’Isère au sud-est et de Romans à l’ouest, le corps de logis rectangulaire recevait la pleine lumière de l’après-midi par de hautes et nombreuses fenêtres à meneaux qui s’ouvraient sur une vaste cour intérieure pavée. Le donjon, austère et carré, était détaché de la bâtisse et formait angle au mur d’enceinte. De l’autre côté, lui faisant face, le bâtiment des écuries jouxtait un potager et un poulailler. L’ensemble était protégé par une herse qu’on abaissait à la nuit tombée pour se garder des animaux sauvages que la forêt alentour attirait, et dans laquelle Jean et Bertille s’aventuraient chaque jour pour chasser, tandis qu’elle vaquait à l’entretien de la maisonnée.
En fait, son travail d’intendante se bornait à s’assurer que Luirieux ne manquât de rien si, exceptionnellement, l’envie le prenait d’y venir passer une nuit ou deux. Pour ainsi dire jamais. Et quand bien même, les deux enfants étaient assez dégourdis pour servir l’un le vin, l’autre les mets.
Pour ce qui était de leur prisonnière, Briseur s’en chargeait. De même qu’il assurait la tablée des mercenaires que Torval et Ronan de Balastre, les deux âmes noires de Luirieux, dirigeaient avec Mathieu. Celma refusait d’avoir à faire avec eux et interdisait aux enfants de s’y mêler lorsqu’ils revenaient se saouler dans la salle des gardes du donjon après leurs rapines.
Ces diables n’étaient pas de la même race que leur communauté, décimée, de brigands. Là où les siens auraient respecté les enfants, ceux-là, Celma n’en doutait pas, les auraient croqués avec une ardeur putassière.
Si encore elle avait pu se
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