Terra incognita
prémonitions lui avaient offerte. Une de plus qu’elle pouvait accrocher au sinistre trophée de sa prescience.
Sa main s’envola sur son torse. Il l’emprisonna dans la sienne. Presque à la broyer.
— Arrête.
— Pourquoi ?
Il tourna vers elle un visage rongé, que le contre-jour lunaire rendait plus effrayant encore.
— Ta douceur me fait mal. Ta chaleur me fait mal.
Le cœur de Celma se mit à saigner. Elle n’en laissa rien voir cependant.
— Pourquoi ?
— Tu t’accroches à quelque chose qui n’existe plus. À quelqu’un qui n’existe plus. Ce qu’il a fait de moi me révulse. Ce qu’il exige de moi me révulse, pourtant je l’accomplis comme un diable sanguinaire, m’enfonçant un peu plus chaque jour dans l’enfer.
— Tu n’as pas le choix, Mathieu.
Il détourna la tête. Elle perçut les battements désordonnés dans sa poitrine.
— On a toujours le choix.
— Que veux-tu dire ?
— La vie de mon fils vaut-elle mieux que toutes ces autres que je prends ? que ces femmes forcées par Torval, ces enfants fouettés par Ronan de Balastre ? Je ne crois pas. Et pourtant, je continue. Je détourne les yeux de leurs appels à la pitié et je continue. Est-ce cet homme que tu peux aimer, Celma ? cette déjection humaine que Luirieux m’a condamné à devenir ? Il vaudrait mieux pour toi, pour Petit Pierre, que je sois mort plutôt que d’être ce chien-là.
Elle refoula ce hurlement de désespoir en sa gorge. L’emmura derrière sa douceur. C’était le seul refuge qu’elle pouvait lui offrir.
— Ton dégoût de toi-même est à lui seul une rédemption. Il faut tenir, Mathieu. Garder confiance. Si tu ne peux la trouver en toi, cherche-la en moi. T’ai-je déjà trahi ? menti ? trompé ?
— Non. Pas toi… Pas toi…
— Petit Pierre nous reviendra. Lors nous fuirons, loin d’ici. Très loin d’ici, je te le jure. Et nous recommencerons. Dans l’amour, cette fois.
Il eut un ricanement aussi sec qu’un claquement de fouet.
— Tu n’es pas comme eux. Tu ne l’as jamais été que par fatalité. Mais tu n’es pas comme eux, Mathieu. Non.
— Je ne sais pas, Celma.
— Dans deux mois, Luirieux épousera Hélène. Dans deux mois, nous serons libres.
Elle porta sa paume à sa joue pour la ramener vers elle, sentit l’humidité sous ses doigts.
— « Une seule larme et je t’ouvrirai les portes du paradis », disait Jacou au moment de son sermon. Tu te souviens ?
— Il a fini pendu, comme les autres, tout curé qu’il était. Il y a longtemps que Dieu nous a abandonnés, ne le vois-tu pas ?
— Je garde foi en toi.
Il soupira.
— Tu es bien la seule.
Celma s’approcha de ses lèvres.
— Que fais-tu de Briseur, de La Malice, de Jean, de Bertille et de Petit Pierre ? Nous sommes tous là, avec toi. Nous avons besoin de toi, Mathieu. Nous comptons sur toi.
D’un geste souple, elle se rabattit sur lui pour l’imprégner de sa chaleur, fouiller sa bouche, taire le mensonge que la cruauté d’Hugues de Luirieux imposait à leurs vies. Mathieu se laissa faire. Il s’était toujours laissé faire par Celma. Elle le menait invariablement à l’apaisement, même si, au moment de jouir, il savait que c’était le souvenir d’Algonde qui emportait le combat.
Ce fut vrai. Encore une fois.
Et comme chaque fois, lorsqu’il roula sur le côté, enveloppant Celma de son bras, il chassa l’image pour mieux laisser le sommeil lui donner consistance.
Avant de sombrer, il se promit de ne pas céder à l’appel d’Hélène de Sassenage. Il ne voulait pas tout gâcher. Deux mois, avait promis Luirieux. Deux mois, avait imploré Celma. Il tiendrait. Jusqu’à ce qu’il ait récupéré son fils.
Ensuite, il arracherait le cœur de Luirieux.
Puis, dans la foulée, celui d’Hélène.
Sa vengeance accomplie, peut-être trouverait-il la force de renaître et de se pardonner.
7
Djem est mort.
Algonde ne parvenait pas à s’imprégner de ces trois syllabes.
Djem est mort.
Gersende avait attendu le dernier moment, l’heure du départ, pour l’entraîner près d’une des cinq fenêtres à meneaux de la vaste salle de réception, et les prononcer.
Juste avant de lui tendre la lettre qu’elle avait reçue d’Hélène, une dizaine de jours plus tôt.
La missive, d’une écriture tremblante qu’Algonde reconnut à peine, racontait en quelques lignes l’empoisonnement par les Borgia, la dépouille du prince,
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