Terra incognita
l’avait tant saisie qu’elle avait eu l’impression qu’on lui cisaillait les veines. Elle avait ressorti vitement son pied, les lèvres violettes, prête à s’évanouir de douleur. Le Furon ne voulait plus d’elle. Ou elle ne voulait plus du Furon. Peu importait, en vérité. Elle ne pouvait plus. Constantin avait insisté quelques secondes. Puis son visage s’était fermé et il s’était enfoncé sous la surface, ainsi qu’elle le faisait elle-même quelques mois plus tôt. Aucun reproche quand il était revenu sur la berge où elle était restée à l’attendre, les bras noués à ses genoux, emmitouflée dans son mantel. Lorsqu’elle avait voulu se justifier, Constantin s’était accroché à son cou.
— Autre temps. Autre vie. Mais une seule constante. Je t’ai à mes côtés. C’est cela qui compte.
Constantin. Tant d’intelligence et de vivacité dans si petit et si étrange personnage…
*
— Veux-tu le rencontrer, mère ?
Un sourire ravi étira le visage de Gersende.
— Rien ne saurait me plaire davantage. Mais… Janisse…
Présine se leva la première avec une telle grâce qu’on eût dit un papillon qui s’envolait. Elle darda sur elles son regard bleu d’azur pailleté de soleil.
— Je le ferai patienter sitôt qu’il reviendra, quoique, vu ses manières, il va relever chaque couvercle et rajouter de son avis partout, si encore il ne bouscule pas un marmiton et ne froisse pas le cuisinier. Allez toutes deux et prenez votre temps. Vous avez besoin de vous retrouver.
Algonde et Gersende lui en surent gré.
— C’est par là, mère, indiqua Algonde en devançant sa silhouette ronde et chaleureuse dans l’encadrement de la porte qui menait à sa chambre.
Parvenue devant la cheminée, elle leva la main en direction de la hotte et enfonça l’œil d’une Mélusine de pierre, déclenchant un mouvement glissant du mur voisin.
— Le même mécanisme qu’à Sassenage, dans la chambre du donjon, remarqua Gersende, avant d’ajouter : C’est surprenant, tu ne trouves pas, quand on sait que c’est Sidonie qui a fait construire cette maison forte.
Algonde enleva une lanterne, alluma la bougie qu’elle contenait à l’aide d’une autre, piquée sur un chandelier.
— Mélusine le lui aura soufflé. Je pense qu’elle espérait alors tromper Marthe. La prendre de vitesse et s’échapper par là après que je lui aurai remis l’enfant de la prophétie. Rien ne s’est passé comme elle l’espérait, sinon qu’elle l’a bien emprunté 2 .
Elle s’engouffra dans le conduit, descendit les marches, Gersende dans ses pas. Cette dernière attendit que le passage se soit refermé derrière elle, les emmurant, pour rompre le silence :
— Quelque chose me tracasse dans ce que tu me dis, Algonde. Sans doute n’est-ce pas d’importance, mais…
Algonde s’immobilisa au bas de l’escalier, rattrapée elle aussi par un sentiment désagréable.
— Tu te demandes pourquoi Présine m’a demandé d’abandonner Constantin à Fontaine, à moins d’un quart de lieue d’ici, au risque de l’exposer à la vue de Mélusine. En vérité, je l’ignore ; nous n’en avons jamais parlé.
— Tu conviendras avec moi que c’est curieux, Algonde. Si Mélusine avait vaincu Marthe et non l’inverse, que se serait-il passé en vérité ?
Elles se fixèrent toutes deux, longuement. Algonde secoua la tête.
— Présine n’avait aucun intérêt à s’associer avec Mélusine. Aucun. De toute manière, c’est du passé. Mélusine est morte.
Gersende s’approcha de sa fille pour lui caresser la joue.
— À deux toises de la grotte où tu avais laissé Constantin. C’est une coïncidence troublante, Algonde. Je m’étonne que tu ne l’aies pas relevée.
Algonde se nicha dans les bras de sa mère.
— J’étais bouleversée de trop d’autres choses.
— Je sais, ma bécaroïlle. Je sais.
Elles demeurèrent ainsi, soudées l’une à l’autre, dans ce départ du tunnel qui broyait le cœur de Gersende.
— Présine est restée à mes côtés durant ces dix années, m’entourant de tout l’amour dont elle était capable pour tenter de compenser le tien qui me manquait tant. Je ne veux me souvenir que de cela.
Enfouissant son nez dans le creux du cou de sa mère, Algonde inspira à pleins poumons son odeur retrouvée de cannelle et de lait chaud. L’odeur d’une enfance heureuse. Sécurisante.
Gersende se rassasia elle aussi de son contact.
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