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Terra incognita

Terra incognita

Titel: Terra incognita Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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jamais chacun de ses gestes. Elle serait crainte, respectée. Pas aimée.
    Et ce constat l’effrayait. Ce sentiment de n’être plus personne sinon la matérialisation d’une légende. Vulnérable d’autant.
    Si encore elle avait conservé ses pouvoirs pour se défendre, mais tout lui avait été enlevé, jusqu’à sa vue. Algonde ne devait pourtant, là, s’en prendre qu’à elle-même. Présine l’avait assez mise en garde. Elle avait refusé d’entendre, trop longtemps privée de soleil. Elle s’était précipitée devant la croisée, l’avait ouverte en grand pour jouir du paysage enneigé. Lorsqu’elle s’était sentie poignardée par la réverbération, elle s’était jetée en arrière. Quelques heures après, brûlante de fièvre, dans le noir complet, elle avait dû admettre qu’il était trop tard.
    Ce n’était pas irréversible, non, chaque jour qui passait lui donnait à récupérer, mais jamais Algonde n’aurait imaginé que ce fût si long.
    Que cet aveuglement lui coûterait autant. Dans tous les sens du terme. Non seulement elle ne pouvait jouir de sa liberté, mais redevenue humaine, elle avait perdu le contact avec les siens. Elle n’avait pu suivre le cheminement d’Elora vers Istanbul, celui d’Hélène auprès de Djem. Elle ignorait tout de ce que Mathieu et sa troupe avaient décidé à Romans. Tout de Petit Pierre.
    Ne lui restaient que des images d’hier pour composer son jourd’hui.
    Une en particulier, qui n’avait cessé de la hanter durant ces dix années.
    Celle de sa mère lorsque Mathieu, bouleversé, lui avait déposé un cadavre dans les bras.
    Une image leurre dont Algonde ne se guérissait pas. Algonde pouvait comprendre que Mathieu se soit trompé, que tous se soient trompés. Pas sa propre mère. Gersende savait sa ressemblance avec Mélusine. Elle aurait dû deviner la vérité. La sentir dans son ventre. Mais non. Marthe avait gagné. Et Gersende s’était effondrée.
    Des mois durant, Algonde l’avait regardée continuer à vivre, à accomplir les tâches du quotidien, son rôle d’intendante du castel de Sassenage. Elle l’avait vue réapprendre à rire des plaisanteries de maître Janisse, le cuisinier du château, qu’elle avait épousaillé peu avant le drame.
    À vivre.
    Mais jamais plus Algonde n’avait vu pétiller ses yeux. Jamais plus elle ne l’avait entendue prononcer son nom.
    Pour Gersende, Algonde était morte.
    Juste morte.
    Alors, ce jourd’hui, 28 avril de cette année 1495, malgré tout ce que Présine avait pu lui dire, Algonde restait terrorisée. Elle redoutait que Gersende ne se trompe encore. Qu’une part d’elle, détruite par la souffrance d’hier, la rejette.
    Parce que, plus encore que de ressusciter, Algonde craignait de mourir une seconde, une ultime fois.
    Elle retint sa respiration pour réguler les battements désordonnés de son cœur. Elle ne parvint qu’à s’angoisser davantage. Rien n’y ferait. Elle ne guérirait de sa frayeur qu’en l’affrontant.
    Elle se détacha du miroir, lissa les pans de sa robe avant de rajuster à ses index les anneaux qui maintenaient les pointes du tissu sur le dos de ses mains.
    Elle ne voulait pas être belle.
    Elle voulait juste être elle.
    Elle atteignit la porte, fit jouer le loquet, franchit le seuil dans le brouillard léger qui lui barrait l’horizon. Perçut le cri en même temps que remontaient ses larmes.
    La seconde d’après, sa mère, aussi bouleversée qu’elle, la serrait dans ses bras.

3
     
    — Nous avions un accord !
    Le poing de Mathieu s’écrasa violemment sur la table. Face à lui, par-delà le plateau de bois, et indifférent à sa colère, Hugues de Luirieux, debout, enleva une part d’omelette de la pointe de son coustel. L’ayant goûtée, il se tourna vers Celma, que cette vive intervention avait fait se redresser brutalement, la cuillère en suspens au-dessus du chaudron de soupe.
    — Fameuse, ma chère… Vous faites ici du bon travail et ces enfants ont l’air repus et sereins…
    Jean et Bertille piquèrent du nez dans leur bol, coupables soudain de jouir des bienfaits de cet homme qui assurait leur pitance et venait, sans s’annoncer, d’interrompre leur repas. Depuis plusieurs semaines, Luirieux avait confié l’intendance de ce petit castel à Celma, leur offrant par là même un confort qu’ils n’auraient jamais connu autrement. La fureur de Mathieu grandit, d’autant plus que, ramenant son regard vers lui, Luirieux

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