Terra incognita
avait mis un terme. Dans un silence qui les avait ramenés vers une assise confortable, ils l’avaient laissé servir de l’eau de fleurs. Janisse y avait goûté. Présine lui en avait promis la recette.
Le valet s’était retiré.
Et Algonde avait parlé.
Longtemps.
Sans qu’un seul d’entre eux ose l’interrompre.
Ce qu’elle n’avait su dire à son reflet dans le miroir, elle l’avait craché en s’agrippant à la main de sa mère.
Comme une enfançonne face aux réminiscences d’un cauchemar.
En ne s’épargnant rien, elle ne leur avait rien épargné.
Ni le marché avec Mélusine. Ni la brûlure du froid autour de sa taille prisonnière de l’onde, ni la douleur lorsque ses membres s’étaient soudés sous l’enveloppe d’écaille. Pas davantage les longs mois d’errance sous-marine, à chercher, malgré elle, une issue, une échappatoire. Les heures passées, tête et buste émergeant du petit réservoir des Cuves pour traquer dans la forêt, sur les falaises alentour, le moindre signe d’une présence amie, aimée. La détresse, la solitude, l’angoisse, l’espoir suivi de renoncement. Les jours sans fin à feuilleter leurs vies à tous, à caresser du doigt leurs visages tristes, désincarnés, à en hurler de rage et de désespoir. De manque.
Et puis, peu à peu, l’habitude. La froide habitude de gestes cent fois répétés. Jusqu’à ce jour où elle avait compris qu’Elora la captait. Alors, à la regarder grandir, à nouer avec elle ce lien si étroit, si puissant, si particulier d’échange, elle avait fini par accepter l’inacceptable.
La voix plus affermie face à leurs visages décomposés, Algonde avait raconté les premiers pas de Constantin, comme une consolation de n’avoir réellement vu ceux de sa fille.
Le premier mot : « maman ».
La force de ces deux syllabes.
La force de tous les courages, de tous les renoncements.
Le rire qui s’envole sous la roche. Le jeu dans l’eau. La caresse des petites mains sur ses joues, les comptines pour bercer l’un en regardant s’endormir l’autre, à distance.
L’envie renouvelée d’une famille, servie par l’installation des brigands à Choranche. Ses appels au secours dans les rêves de Mathieu, puis de Petit Pierre. La certitude d’Elora de les voir réunis.
Et encore le destin qui s’emballe par l’entremise de Fanette, d’Hugues de Luirieux, et d’un messager retrouvé mort dans les bois de Bressieux.
La voix brisée de nouveau, Algonde avait évoqué pour finir la rebuffade de Mathieu.
Le baiser d’Enguerrand de Sassenage. Et, depuis deux mois, leur complicité autour d’un même but.
La reconquête de leur amour perdu.
De leur vie perdue.
Aucun commentaire en réponse à ce long monologue.
Juste, de nouveau, ces mots dans la bouche de sa mère.
— Je t’aime.
Suivis d’un baiser sur ses phalanges blanchies.
Un silence à couper au couteau, troublé par le bourdonnement d’une abeille au-dessus du pichet.
Puis un raclement de gorge et la voix éraillée de Janisse, tournée brusquement vers le chevalier.
— Alors comme ça, messire Enguerrand, vous revenez du Nouveau Monde…
— C’est cela même, maître Janisse…
— Qu’y mange-t-on ?
Voilà, avait songé Algonde en s’abattant contre le dosseret du faudesteuil, les yeux rivés à ceux de sa mère, Mélusine était retournée au néant par le souffle de cette seule question.
Elles s’étaient souri.
La vie était devant.
Janisse l’avait compris et annoncé à sa façon.
Depuis, tout était simple.
Effaçant le chagrin, le rire de Janisse ponctuait les anecdotes d’Enguerrand, et Algonde s’en rassasiait comme d’une gourmandise dont longtemps, trop longtemps, elle avait été privée.
Maître Janisse ne cessa de se taper les cuisses que pour essuyer les larmes qui dévalaient ses joues.
— Avec des plumes, comme un paon ? insista-t-il, rendu hilare par le portrait du sauvage que venait de lui brosser Enguerrand.
— Ne vous moquez point, maître Janisse. Sous leurs allures se cache une générosité dans laquelle vous vous seriez reconnu sans peine…
— Tout de même, cuisiner les fesses à l’air…
Il pouffa de nouveau, tenta de contrôler son emportement, avant d’exploser en se tenant la panse, les entraînant cette fois avec lui.
Comme un orage crève en plein mois d’août, pour épurer l’air ambiant.
Lorsque tous furent apaisés, Janisse poussa un soupir à fendre
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