Terribles tsarines
Théophane Prokopovitch, submergé par l'enthousiasme de la majorité, se tait et rumine dans un coin son inquiétude. Sûr de l'adhésion de tout le pays, le Haut Conseil secret charge le prince Vassili Loukitch Dolgorouki, le prince Dimitri Galitzine et le général Léontiev d'aller porter à Anna Ivanovna, dans sa retraite de Mitau, le message précisant les conditions de son accession au trône.
Or, entre-temps, Élisabeth Petrovna a été tenue au courant des discussions et des dispositions du Haut Conseil secret. Son médecin et confident, Armand Lestocq, l'a prévenue de la machination qui se prépare à Moscou et l'a suppliée « d'agir ». Mais elle refuse de tenter la moindre démarche pour faire valoir ses droits à la succession de Pierre II. Elle n'a pas d'enfant et ne désire pas en avoir. A ses yeux, c'est son neveu, Charles-Pierre-Ulrich, le fils de sa sœur Anna et du duc Charles-Frédéric de Holstein, qui est l'héritier légitime. Mais la mère du petit Charles-Pierre-Ulrich est morte et le bébé n'a encore que quelques mois. Engourdie de tristesse, Élisabeth hésite à regarder au-delà de ce deuil. Après nombre d'aventures décevantes, de fiançailles rompues, d'espoirs envolés, elle a pris en dégoût la cour de Russie et préfère l'isolement et même l'ennui de la campagne au tapage et au clinquant des palais.
Tandis qu'elle médite, avec une mélancolie mêlée d'amertume, sur cet avenir impérial qui ne la concerne plus, les émissaires du Haut Conseil secret se hâtent vers sa cousine Anna Ivanovna, à Mitau. Elle les reçoit avec une bienveillance narquoise. En vérité, les espions bénévoles qu'elle entretient à la cour l'ont déjà renseignée sur le contenu des lettres que lui apporte la députation du Haut Conseil. Néanmoins, elle ne laisse rien paraître de ses intentions, lit sans sourciller la liste des renoncements que lui dictent les gardiens du régime et déclare consentir à tout. Elle ne semble même pas contrariée par l'obligation qui lui est faite de rompre avec son amant, Johann Bühren. Abusés par son air tout ensemble digne et docile, les plénipotentiaires ne se doutent pas qu'elle s'est déjà entendue, à leur insu, avec son indispensable favori pour qu'il la rejoigne, à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, dès qu'elle lui fera signe que la voie est libre. Cette éventualité est d'autant plus probable que, d'après les échos qu'elle reçoit de ses partisans en Russie, nombreux sont ceux qui, parmi la petite noblesse, sont prêts à s'insurger contre les aristocrates de haute volée, les verkhovniki, selon l'expression populaire, accusés de vouloir empiéter sur les pouvoirs de Sa Majesté pour accroître les leurs. On chuchote même que la Garde, qui a toujours défendu les droits sacrés de la monarchie, serait disposée à intervenir aux côtés de la descendante de Pierre le Grand et de Catherine I re en cas de conflit.
Ayant mûri son plan en cachette, assuré la délégation de sa totale soumission et fait le simulacre d'un adieu définitif à Bühren, Anna se met en route, traînant derrière elle une suite digne d'une princesse de son rang. Le 10 février 1730, elle s'arrête dans le village de Vsiesviatskoïé, aux portes de Moscou. Les funérailles de Pierre II doivent avoir lieu le lendemain. Elle n'aura pas le temps de s'y rendre, et cet empêchement l'arrange. Du reste, comme elle l'apprendra peu après, un scandale a marqué cette journée de deuil : la fiancée du défunt, Catherine Dolgorouki, a exigé, au dernier moment, de prendre place dans le cortège parmi les membres de la famille impériale. Les vrais titulaires de ce privilège ont refusé de l'accueillir dans leurs rangs. Au terme d'un échange d'invectives, Catherine est rentrée chez elle, furieuse.
Ces incidents sont rapportés en détail à Anna Ivanovna, qui s'en amuse. Ils lui font paraître plus agréables encore le calme et le silence du village de Vsiesviatskoïé, enseveli sous la neige. Mais il lui faut penser à sa prochaine entrée dans la vieille capitale des tsars. Soucieuse de sa popularité, elle offre une tournée de vodka aux détachements du régiment Préobrajenski et du régiment des gardes à cheval venus la saluer et, séance tenante, se proclame colonel de leurs unités, son principal collaborateur, le comte Simon Andreïevitch Saltykov, étant lieutenant-colonel. En revanche, lors d'une visite de déférence que lui font les membres du Haut Conseil
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