Terribles tsarines
châtier qu'à oublier, familière avec les humbles, hautaine avec les grands, n'hésitant pas à visiter les cuisines pour humer l'odeur des plats qui y mijotent, riant et criant hors de propos, elle donne à ses proches l'impression d'être une maîtresse de maison de l'ancien régime, chez qui le goût de la fanfreluche française n'a pas étouffé la saine rusticité slave.
A l'époque de Pierre le Grand, les habitués de la cour souffraient d'être conviés aux « assemblées » qu'il avait instituées afin, croyait-il, d'initier ses sujets aux usages occidentaux et qui n'étaient qued'ennuyeuses réunions d'aristocrates mal dégrossis, condamnés par le Réformateur à l'obéissance, à la dissimulation et aux courbettes. Sous Anna Ivanovna, ces assemblées étaient devenues des foyers d'intrigue et d'inquiétude. Une terreur sourde y régnait sous le masque de la courtoisie. L'ombre du démoniaque Bühren rôdait dans les coulisses. Et voici que maintenant une princesse férue de toilettes, de danses et de jeux demande qu'on fréquente ses salons pour s'y amuser. Il y a bien, de loin en loin, chez l'hôtesse impériale des crises de colère ou des innovations insolites, mais tous ses invités reconnaissent que, pour la première fois, on respire au palais un mélange de bonhomie russe et d'élégance parisienne. Au lieu d'être des corvées protocolaires, ces visites au temple de la monarchie apparaissent enfin comme des occasions de se divertir en société.
Non contente d'organiser des assemblées « nouvelle manière » dans ses nombreuses résidences, Élisabeth oblige les plus grandes familles de l'empire à donner des bals masqués, à tour de rôle, sous leur propre toit. C'est le maître de ballet français Landet qui a enseigné à toute la cour les grâces du menuet. Il affirmera bientôt que nulle part la galanterie et la décence ne fleurissent mieux que sous sa direction, au bord de la Néva. On se réunit dans les maisons particulières à six heures du soir ; on danse, on joue aux cartes jusqu'à dix ; puis l'impératrice, entourée de quelques personnages privilégiés, se met à table pour souper ; les autres convivesmangent debout, au coude à coude, et s'efforcent de ne pas souiller leurs atours pendant cette restauration acrobatique ; une fois la dernière bouchée avalée par Sa Majesté, les danses reprennent ; elles se poursuivront jusqu'à deux heures du matin. Pour complaire à l'héroïne de la fête, le menu est tout ensemble abondant et raffiné. Sa Majesté aime la cuisine française, que ses chefs, Fornay d'abord, puis l'Alsacien Fuchs, sont chargés de faire triompher lors des grands soupers, moyennant un salaire de huit cents roubles par an. L'admiration d'Élisabeth pour Pierre le Grand ne va pas jusqu'à l'imiter dans sa passion pour les énormes ripailles et les beuveries à mort. Cependant, elle lui doit son attrait pour la robuste gastronomie nationale. Ses mets préférés, hors des repas de gala, sont les blinis, la koulebiak et le gruau de sarrasin. Aux banquets solennels de la Leib-Kompania, où elle se présente en uniforme de capitaine du régiment (toujours l'obsession des déguisements masculins), elle donne le signal des libations en vidant d'un trait de grands verres de vodka.
Cette nourriture trop riche et ce penchant pour l'alcool se traduisent chez Sa Majesté par un embonpoint prématuré et une fâcheuse couperose des joues. Quand elle a bien mangé et bien bu, elle s'octroie une heure ou deux de sieste. Pour agrémenter ce repos, fait de somnolence et de méditation, elle a recours aux services de quelques femmes qui, se relayant auprès d'elle, lui parlent à voix basse et lui grattent la plante des pieds. Unedes spécialistes de ces chatouillements soporifiques est Élisabeth Ivanovna Chouvalov, la sœur du nouveau favori de Sa Majesté, Ivan Ivanovitch Chouvalov. Comme elle reçoit toutes les confidences de la tsarine durant ces séances de frottis engourdissants, on l'appelle à la cour « le véritable ministre des Affaires étrangères de l'impératrice ». Au réveil de la tsarine, les gratteuses cèdent la place à l'élu du moment. C'est tantôt Ivan Chouvalov, tantôt le chambellan Basile Tchoulkov, tantôt Simon Narychkine, éternel soupirant de Sa Majesté, tantôt Choubine, un simple soldat de sa garde, et tantôt l'indestructible et accommodant Alexis Razoumovski.
Ce dernier, le plus assidu et plus honoré de tous, a reçu parmi
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