Terribles tsarines
secret, elle les accueille avec unecourtoisie glaciale et feint l'étonnement quand le chancelier Gabriel Golovkine veut lui remettre les insignes de l'ordre de Saint-André, auxquels elle a droit en tant que souveraine. « C'est vrai, observe-t-elle avec ironie en arrêtant son geste, j'avais oublié de les prendre ! » Et, appelant un des hommes de sa suite, elle l'invite à lui passer le grand cordon, au nez et à la barbe du chancelier, médusé par un tel mépris des usages. En se retirant, les membres du Haut Conseil secret se disent, chacun à part soi, que la tsarine ne sera pas aussi facile à manier qu'on l'avait cru.
Le 15 février 1730, Anna Ivanovna fait enfin son entrée solennelle à Moscou et, le 19 du même mois, a lieu la prestation du serment à Sa Majesté dans la cathédrale de l'Assomption et dans les principales églises de la ville. Averti des mauvaises dispositions de l'impératrice à son égard, le Haut Conseil secret a décidé de lâcher du lest et de modifier quelque peu la rédaction traditionnelle de l'« engagement sur l'honneur ». On jurera fidélité « à Sa Majesté et à l'Empire », ce qui devrait calmer toutes les appréhensions. Puis, à l'issue de nombreux conciliabules, et compte tenu des mouvements incontrôlés parmi les officiers de la Garde, on se résigne à adoucir encore, dans la formule, les « interdits » prévus initialement. Toujours énigmatique et souriante, Anna Ivanovna enregistre ces menues rectifications sans les approuver ni les critiquer. C'est avec une tendresse apparente qu'elle reçoit sa cousine Élisabeth Petrovna, accepte sonbaisemain et affirme qu'elle éprouve beaucoup de sollicitude pour leur famille commune. Avant de la congédier, elle lui promet même de veiller personnellement, en tant que souveraine, à ce qu'elle ne manque jamais de rien dans sa retraite.
Or, malgré cette soumission et cette bienveillance affichées, elle ne perd pas de vue le but qu'elle s'est fixé en quittant Mitau pour rentrer en Russie. Dans la Garde et dans la petite et la moyenne noblesse, ses partisans se préparent à une action d'éclat. Le 25 février 1730, alors qu'elle siège sur son trône, entourée des membres du Haut Conseil, la foule des courtisans qui se pressent dans la grande salle du palais Lefort est bousculée par l'intrusion de quelques centaines d'officiers de la Garde, avec à leur tête le prince Alexis Tcherkasski, champion déclaré de la nouvelle impératrice. Prenant la parole, il tente d'expliquer, dans un discours décousu, que le document signé par Sa Majesté à l'instigation du Haut Conseil secret est en contradiction avec les principes de la monarchie de droit divin. Au nom des millions de sujets dévoués à la cause de la Sainte Russie, il supplie la tsarine de dénoncer cet acte monstrueux, de réunir au plus tôt le Sénat, la noblesse, les officiers supérieurs, les ecclésiastiques et de leur dicter sa propre conception du pouvoir.
« Nous voulons une tsarine autocrate, nous ne voulons pas du Haut Conseil secret ! » rugit un des officiers en s'agenouillant devant elle. Comédienne consommée, Anna Ivanovna joue l'étonnement.Elle semble découvrir soudain que sa bonne foi a été surprise. Croyant agir pour le bien de tous en renonçant à une partie de ses droits, elle n'aurait fait que rendre service à des ambitieux et à des méchants ! « Comment ! s'écrie-t-elle. Lorsque j'ai signé la charte à Mitau, je ne répondais pas au vœu de toute la nation ? » Du coup, les officiers font un pas en avant comme à la parade et s'exclament d'une seule voix : « Nous ne permettrons pas qu'on dicte des lois à notre souveraine ! Nous sommes vos esclaves, mais nous ne pouvons souffrir que des rebelles se donnent l'air de vous commander. Dites un mot et nous jetterons leurs têtes à vos pieds ! »
Anna Ivanovna se domine pour ne pas éclater de joie. En un clin d'œil, son triomphe la paie de toutes les avanies passées. On a cru la rouler et c'est elle qui roule ses ennemis, les verkhovniki, dans la poussière. Foudroyant du regard ces dignitaires déloyaux, elle déclare : « Je ne me sens plus en sécurité ici ! » Et, tournée vers les officiers, elle ajoute : « N'obéissez qu'à Simon Andreïevitch Saltykov ! »
C'est l'homme qu'elle a nommé, quelques jours auparavant, lieutenant-colonel. Les officiers hurlent des vivats qui font trembler les vitres. D'une seule phrase, cette femme de
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