Terribles tsarines
tête a balayé le Haut Conseil secret. Elle est donc digne de guider la Russie vers la gloire, la justice et la prospérité !
Pour clore cette « séance de vérité », l'impératrice se fait lire à haute voix le texte de la charte. Après chaque article, elle pose la même question : « Cela convient-il à la nation ? » Et, chaque fois, les officiersrépondent en braillant : « Vive la souveraine autocrate ! Mort aux traîtres ! Nous taillerons en pièces quiconque lui refusera ce titre ! »
Plébiscitée avant même d'avoir été couronnée, Anna Ivanovna conclut d'un ton suave, qui contraste avec son imposante stature de matrone : « Ce papier est donc inutile ! Et, saluée par les hourras de la foule, elle déchire le document et en éparpille les morceaux à ses pieds 2 .
A l'issue de ces assises houleuses, qu'elle considère comme son véritable sacre, l'impératrice, suivie de la cohorte, toujours grossie, des officiers de la Garde, se rend auprès des membres du Haut Conseil qui ont préféré se retirer pour ne pas assister au triomphe de celle dont ils ont voulu rogner les ongles et qui vient de les griffer jusqu'au sang. Alors que la plupart des conseillers demeurent muets d'accablement, Dimitri Galitzine et Vassili Dolgorouki se tournent vers la masse des opposants et reconnaissent publiquement leur défaite. « Qu'il en soit fait selon le vœu de la Providence ! » dit Dolgorouki, philosophe.
De nouveau, les vivats éclatent. La « journée des dupes » est terminée. Quand il n'y a plus aucun risque à prendre parti, Ostermann, qui avait prétendu être gravement malade et condamné à la chambre par les médecins, surgit soudain, fraiscomme l'œil, gai comme un pinson, congratule Anna Ivanovna, lui jure un dévouement indéfectible et lui annonce, en catimini, qu'il s'apprête à intenter, au nom de Sa Majesté, un procès contre les Dolgorouki et les Galitzine. Anna Ivanovna sourit avec une joie méprisante. Qui donc a osé prétendre qu'elle n'était pas de la race de Pierre le Grand ? Elle vient de prouver le contraire. Et cette seule idée la comble de fierté.
Le plus dur étant fait, c'est sans émotion particulière qu'elle se prépare au couronnement. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Sur son ordre, la cérémonie du sacre a lieu deux semaines plus tard, le 15 mars 1730, avec l'éclat habituel, en la cathédrale de l'Assomption, au Kremlin. Catherine I re , Pierre II, Anna Ivanovna, les souverains de Russie se succèdent à un rythme si rapide que la valse des « Majestés » donne le vertige. Avec cette nouvelle impératrice, c'est la troisième fois en six ans que les Moscovites sont appelés à acclamer le cortège qui défile dans leurs rues à l'occasion d'un avènement. Habitués à ces fastes à répétition, ils n'en crient pas moins leur enthousiasme et leur vénération à leur « petite mère ».
Entre-temps, Anna Ivanovna n'a pas chômé : elle a commencé par nommer général en chef et grand maître de la cour Simon Andreïevitch Saltykov, qui a si bien servi sa cause, et par reléguer dans ses terres le trop remuant Dimitri Mikhaïlovitch Galitzine afin qu'il y fasse pénitence. Mais surtout, elle s'est dépêchée d'envoyer un émissaire à Mitau,où Bühren attend avec impatience le signal libérateur. Immédiatement, il se met en route pour la Russie.
Dans la vieille capitale, cependant, les réjouissances du couronnement se poursuivent par de gigantesques illuminations. Or, la lumière scintillante des feux d'artifice est bientôt combattue par une aurore boréale d'une rare puissance. Subitement, l'horizon s'embrase. Le ciel rayonne, comme injecté de sang. Dans le peuple, certains osent parler d'un mauvais présage.
1 Mémoires du prince Dolgorouki, cités par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.
2 Détails et propos rapportés dans L'Avènement d'Anna I re , par Korsakov ; citations reprises par K. Waliszewski, L'Héritage de Pierre le Grand.
VIII
TRAVAUX ET PLAISIRS D'UNE AUTOCRATE
La grande affaire d'Élisabeth est de vivre selon son bon plaisir sans trop négliger les intérêts de la Russie. Une balance difficile à tenir dans un monde où le troc des sentiments est aussi répandu que celui des marchandises. Elle se demande parfois si, devant l'obstination de Louis XV à ne pas lui tendre la main, elle ne devrait pas plutôt suivre l'exemple de son neveu et rechercher l'amitié de la Prusse, mieux
Weitere Kostenlose Bücher