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Terribles tsarines

Terribles tsarines

Titel: Terribles tsarines Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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l'audience a été fixée à dix heures du soir, Élisabeth ne donne l'ordre d'introduire Son Altesse dans le salon qu'à une heure et demie du matin. Pour avoir des témoins de la leçon qu'elle se propose d'infliger à sa belle-fille, elle a demandé à Alexandre Chouvalov, à son favori Ivan Chouvalov et même au grand-duc Pierre, le mari de la coupable, de se dissimuler derrière de grands paravents et de n'en bouger sous aucun prétexte. Si elle n'a pas convié Alexis Razoumovski à l'organisation de cet étrange affût familial, c'est que, tout en demeurant son confident attitré, la « mémoire sentimentale de Sa Majesté », il a vu, depuis peu, son étoile pâlir et a dû céder la place, « pour l'essentiel », à de nouveaux venus plus ingambes. Aussi l'« affaire Catherine-Pierre » échappe-t-elle à sa compétence. Cette entrevue devant être déterminante aux yeux d'Élisabeth, elle en a réglé les moindres détails avec une minutie d'entrepreneur de spectacles. Seuls de rares lumignons brillent dans la pénombre pour accentuer le caractère inquiétant du face à face. Dans un plat en or, l'impératrice a déposé les pièces à conviction : quelques lettres de la grande-duchesse saisies chez Apraxine et chez Bestoujev. Ainsi, dès le premier regard, l'intrigante sera confondue 1 .
    Or, tout se passe autrement que l'impératrice nel'avait prévu. Le seuil à peine franchi, Catherine tombe à genoux, se tord les mains et clame son chagrin devant Élisabeth. Entre deux sanglots, elle se dit mal aimée dans cette cour où personne ne la comprend et où son mari ne sait qu'inventer pour l'humilier en public. Elle adjure Sa Majesté de la laisser repartir pour son pays d'origine. Comme la tsarine lui rappelle que le devoir d'une mère est de rester, quoi qu'il arrive, aux côtés de ses enfants, elle réplique, toujours pleurant et soupirant : « Mes enfants sont entre vos mains et ne sauraient être mieux ! » Touchée à un point sensible par cette reconnaissance de ses talents d'éducatrice et de protectrice, Élisabeth aide Catherine à se relever et lui reproche doucement d'avoir oublié toutes les marques d'intérêt et même d'affection qu'elle lui a jadis prodiguées. « Dieu m'est témoin combien j'ai pleuré quand vous étiez malade à mort, dit-elle. Si je ne vous avais pas aimée, je ne vous aurais pas gardée ici [...] ! Mais vous êtes d'une fierté extrême ! Vous vous imaginez que personne n'a plus d'esprit que vous ! » A ces mots, bravant la consigne qu'il a reçue, Pierre sort de sa cachette et s'écrie :
    « Elle est d'une méchanceté terrible et fort entêtée !
    — C'est de vous que vous parlez ! rétorque Catherine. Je suis bien aise de vous dire devant Sa Majesté que réellement je suis méchante vis-à-vis de vous qui me conseillez de faire des injustices et que je suis devenue entêtée depuis que je vois quemes complaisances ne me mènent à rien qu'à votre inimitié ! »
    La discussion menaçant de tourner à une banale scène de ménage, Élisabeth se ressaisit. Pour un peu, devant cette épouse en larmes, elle oublierait que la prétendue victime de la société est une femme infidèle et une intrigante. Essayant de se modérer sans abdiquer sa grandeur, elle passe à l'attaque et profère en désignant les lettres qui reposent dans le plat en or :
    « Comment avez-vous osé envoyer des ordres au feld-maréchal Apraxine ?
    — Je le priais simplement de suivre vos ordres, à vous ! murmure Catherine.
    — Bestoujev dit qu'il y en a beaucoup d'autres !
    — Si Bestoujev dit cela, il ment !
    — Eh bien, puisqu'il ment, je le ferai mettre à la torture ! » s'écrie Élisabeth en enveloppant sa belle-fille d'un regard meurtrier.
    Mais Catherine ne bronche pas, comme si la première passe d'armes lui avait rendu toute son assurance. Et c'est Élisabeth qui, soudain, se sent mal à l'aise dans cet interrogatoire. Pour calmer ses nerfs, elle se met à marcher de long en large à travers la pièce. Pierre profite du répit de la conversation pour se lancer dans l'énumération des méfaits de son épouse. Exaspérée par les invectives de son avorton de neveu, la tsarine est tentée de donner raison à sa bru qu'elle condamnait quelques minutes auparavant. Sa jalousie du début contre une créature trop jeune et trop séduisante a faitplace à une sorte de complicité féminine, par-dessus la barrière des générations. Au bout d'un moment,

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