Thorn le prédateur
polie, tel un
vélin frotté à la fourrure de taupe. Par qui cette indentation avait-elle été
creusée, de quelle façon et dans quel but, toutes ces questions demeuraient
pour moi autant de mystères. Je ne tardai cependant pas à découvrir le fin mot
de l’énigme, et à réaliser alors tout ce que ce phénomène pouvait avoir de
merveilleux.
Mais je reviendrai sur ce sujet en temps voulu. Pour
l’instant, je préfère poursuivre ma description du Balsan Hrinkhen. Comme
je l’ai dit, la vallée abritait des pâtures à vaches et à moutons, bien que
plus réduites que celles du Iupa supérieur. Le village était entouré de
petits jardins potagers propres et nets, et plus loin de petits champs variés,
vergers aux fruits divers, vignes, champs de houblon et même oliveraies, la
protection des hautes falaises du Cirque de Baume permettant aux oliviers de
s’épanouir bien au nord de leurs terres natives de Méditerranée. Au milieu des
parcelles cultivées, certaines, laissées en jachère pour la saison, étaient couvertes
d’herbes folles.
Partout, des hommes, des femmes et des enfants travaillaient
dur. Un nouveau venu arrivant dans le Balsan Hrinkhen aurait été bien en
peine de différencier, parmi ces adultes au travail, les simples paysans des
frères du monastère Saint-Damien, car tous portaient le même sarrau de grosse
toile, muni d’une capuche permettant de s’abriter du soleil comme de la pluie.
La tenue des moines et des religieuses était en effet délibérément conçue pour
être la plus humble possible.
Moines et paysans au travail étaient donc non seulement tout
à fait semblables, mais tout aussi silencieux, hormis quelques bergers et
chevriers jouant de la musique en soufflant dans des tiges de roseau. Je suis
d’ailleurs convaincu que le dieu païen Pan avait inventé ses fameuses flûtes
exactement pour le même usage qu’en faisaient ces bergers : combattre
l’ennui. Quand je flânais parmi eux, les moines me saluaient ou m’adressaient
un petit mot, mais les paysans, hommes ou femmes, ne semblaient pas plus me voir
que le reste, concentrés sur leur tâche immédiate, le regard aussi vide que
celui de leurs vaches. Non qu’ils fussent spécialement inamicaux ou
distants ; c’était là leur torpeur habituelle.
Un jour que je passais auprès d’un couple de paysans âgés en
train de mélanger à la fourche du crottin de moutons à la terre de leurs
oliviers, je demandai soudain à voix haute pourquoi les alignements bien nets
de leur oliveraie étaient interrompus par une immense clairière. Le vieil homme
se contenta de pousser un grognement et se remit à la tâche, mais sa compagne
fit une pause pour me l’expliquer :
— Tu as vu ce qui pousse au milieu, mon garçon ?
— Oui. Ce sont deux arbres, fis-je. Au vaste ombrage.
— Ja, et l’un d’eux est un chêne. Les oliviers
ne font pas bon ménage avec cet arbre. Si tu les plantes trop près, ils
périssent.
— Pourtant, l’arbre situé à côté de lui, un tilleul je
crois, ne semble pas en souffrir.
— Akh , tu verras toujours un tilleul pousser à
côté d’un chêne, mon garçon. Tout cela depuis qu’un homme et une femme de
l’ancien temps, selon la Vieille Religion, ont un jour demandé aux dieux
d’alors la faveur de les laisser mourir en même temps. Ceux-ci, émus et
compatissants, accédèrent à leur vœu, et firent encore mieux. Quand ce couple
âgé mourut, ils revinrent à la vie sous la forme d’un chêne et d’un tilleul,
amoureusement plantés l’un à côté de l’autre. Cette idylle entre les deux
arbres, tu le vois, s’est perpétuée.
— Ne vas-tu pas cesser de bavasser, vieille
bique ? gronda son époux. Allez, au travail !
La femme murmura alors pour elle-même, sans s’adresser à
moi :
— Oh vái , c’était le bon temps, jadis.
Et elle se remit à pousser sur sa fourche.
Ces paysans avaient beau travailler dur, ils prenaient tout
de même par moments le temps de souffler. Le soir, les hommes s’assemblaient
pour jouer aux dés, vite enivrés de vin, d’ale ou des deux à la fois. Tout en
lançant leurs trois petits cubes en os, ils invoquaient d’une voix rauque
l’aide de Jupiter, d’Halja, de Nerthus, Dus, Vénus ou autres démons ou divinités.
Il leur était bien entendu assez difficile d’invoquer des saints chrétiens pour
une activité telle que les paris. Mais le jeu de dés était apparemment plus
ancien que le christianisme
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