Thorn le prédateur
de
préciser que je n’étais en aucune façon aussi rapide ni habile que Frère Paul à
graver dans la cire ce qu’articulait l’abbé, avant de le retranscrire sur
vélin. Mais Dom Clément tint compte de mon inexpérience. Il s’astreignit à
dicter plus lentement et plus distinctement qu’auparavant, et me fit rédiger au
préalable des brouillons de ses dictées, afin d’en corriger les défauts avant
de les mettre au propre.
L’essentiel de la correspondance de Dom Clément traitait
d’obscurs points de détail de la doctrine de l’Église, ou d’interprétations de
mystères des Saintes Écritures. Il faut bien l’avouer, toutes les façons d’agir
de l’Église n’eurent pas de quoi m’inspirer une admiration juvénile. Dans une
lettre de l’évêque Patiens, je trouvai assez discutable le passage où il
rappelait inutilement à Dom Clément ces paroles du Christ, tirées de l’évangile
selon saint Jean : « Les pauvres sont toujours de votre côté. »
« Et c’est une chance pour les chrétiens que nous
sommes », écrivait l’évêque. « En donnant l’aumône aux pauvres, nous
élevons d’autant nos âmes, et nous préparons une récompense dans l’au-delà. En
même temps, prendre ainsi soin des nécessiteux procure à nos femmes une
occupation sans laquelle elles risqueraient de rester oisives. Comme nous avons
coutume de le dire aux riches familles qui nous ouvrent avec hospitalité leurs
portes lorsque nous voyageons : “Quoi que tu offres à ton prochain, tu
t’en gratifies par avance dans les deux.” Par la grâce de tels prêches, un
riche citoyen qui eût peut-être offert un aqueduc à sa cité nous dotera
d’autant plus volontiers d’une église flambant neuve. Il est bien connu en
effet, que les puissants ont toujours les plus graves péchés à se faire
pardonner, et nous sommes pour notre part toujours prêts à prodiguer nos
meilleures prières pour le pardon des fautes d’un riche et généreux possédant.
C’est beaucoup plus profitable, cela va sans dire, que la dîme prélevée sur le
commun des mortels. »
Je fus même tenté, une fois, d’afficher ouvertement ma
désapprobation devant mon propre abbé, à qui je vouais pourtant autant d’amour
que de respect, lorsqu’il me dicta une lettre destinée à être envoyée à un
jeune diplômé du séminaire de Condat, où il avait lui-même enseigné naguère. À
ce jeune homme, qui venait d’être ordonné prêtre, Dom Clément suggérait quelques
bons conseils quant à la manière de s’adresser à ses fidèles : « Il
s’agit dans vos prêches de rester à la portée des plus simples, en leur donnant
le lait qu’ils peuvent ingurgiter, sans pour autant ennuyer les plus fins,
auxquels on réservera une viande plus consistante. Gardez-vous bien cependant
de vous exprimer trop clairement ; à cette fin, noyez bien ce lait et
cette viande dans la sauce. Si les laïcs étaient en mesure d’accéder sans aide
à la Parole de Dieu, et capables soudain de prier sans intermédiaire, à quoi
servirait la bénédiction du prêtre ? Que deviendrait son autorité ?
Que subsisterait-il au final de la prêtrise elle-même ? »
Comme je l’ai dit, je finis par acquérir quelques édifiants
aperçus du monde extérieur, bien avant de m’y trouver projeté.
4
Je ne voudrais pas donner l’impression que les treize années
passées au Balsan Hrinkhen aient été exclusivement dévolues à un dur
labeur et à une étude assidue. Notre vallée était aussi vaste qu’agréable, et
je trouvai souvent l’occasion de me dégager de mes tâches et studieuses
astreintes pour aller jouir en liberté des beautés du Cirque de Baume. J’aurais
d’ailleurs eu autant de choses précieuses à apprendre de ces folles échappées
au grand air que de tous mes professeurs, avec leurs rouleaux et codices, au
sein du monastère.
Je devrais peut-être, pour ceux qui n’ont jamais eu
l’occasion de le contempler, décrire sommairement à quoi ressemblait le Balsan
Hrinkhen. Sa vallée mesure environ quatre milles romains [14] de long et de large. Elle est presque entièrement encerclée d’une falaise
rocheuse verticale en forme de fer à cheval géant, plissée telle une tenture
suspendue. Sa hauteur atteint son apogée, soit près de trente fois la taille
d’un homme, au creux de l’arc rocheux. Le long des deux côtés, elle diminue
graduellement – ou semble en réalité le faire, car le sol s’y
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