Thorn le prédateur
de ses cornes effrayantes.
Certains jours, je craignis de périr de faim ou de soif.
Certaines nuits, je faillis mourir gelé. Je nourrissais l’espoir de rencontrer
l’une de ces troupes d’Alamans errants, qui me laisseraient me joindre à eux
pour partager le fruit de leurs chasses et m’apprendraient à survivre en
nomade.
Presque aussi souvent peut-être, je rêvai de mourir
vraiment, pourvu que j’atteigne cet au-delà païen nommé dans la Vieille Langue
« l’asile des élus » (le Walhalla) et que d’aucuns situent sur la
face cachée de la lune. Les païens romains ont déformé ce nom en Avalon, et
l’imaginent comme une île magique, bien à l’ouest de l’Europe, quelque part
dans la Mer Océane. Quoi qu’il en soit, tous les païens, qu’ils soient germaniques
ou romains, affirment que l’au-delà compte six saisons par an, et qu’aucune
n’est l’hiver. Ces saisons sont deux printemps resplendissants, deux doux étés
et deux automnes dorés aux moissons abondantes. Dans mes fréquents moments de
désespoir, cette croyance me donnait forcément à rêver. Cela dit, au vu de ma
vie de péché, il était bien plus probable que je sois condamné à « mourir
deux fois », sort des maudits dans la tradition germanique : d’abord
au sein d’un enfer brûlant, puis dans la glace de « l’Enfer des
Brumes ». Il m’arriva même, terrassé de vertiges dus à la faim, de croire
que j’étais déjà mort deux fois, et finalement parvenu dans l’insupportable
Enfer des Brumes.
Je décelai à plusieurs reprises les traces d’un passage
antérieur des Alamans, mais elles étaient tout sauf récentes. Il ne s’agissait
parfois que de pierres fendues, mais étudiées de plus près, elles semblaient
avoir éclaté sous l’action des flammes, attestant donc qu’un feu de camp avait
brûlé en cet endroit. Parfois, je débouchais dans une vaste clairière, où
apparemment un grand nombre de personnes avaient durablement campé ;
cependant l’épaisseur des buissons trouvés sur place indiquait que
l’installation datait déjà d’un certain temps. Ici ou là, je découvris d’autres
témoignages du passage des Alamans. Ce pouvait être une roche plate ou une
grossière planche de bois sur laquelle on avait gravé la croix à quatre bras
coudés à angle droit, qui représente le marteau de Thor en mouvement et
souvent, gravées au-dessous, des runes inscrites dans un cercle, en triangle ou
torturées en boucles serpentines.
Une fois, je réussis à déchiffrer en entier l’une de ces
traces écrites, et je compris qu’elle disait juste : « Moi, Wiw,
j’ai gravé ces runes », comme si son auteur n’avait eu que ce geste à
faire pour passer à la postérité. Dans certains cas, je parvins à reconnaître
ce que les Goths ont coutume d’appeler les runes de la reconnaissance, celles
de la victoire, les runes médicinales ou celles de l’amertume. Chacune se
distinguait à de légers détails spécifiques, et elles servaient respectivement
à remercier quelque dieu païen de ses bienfaits ou faveurs, à lui rendre
hommage suite à une victoire remportée sous son égide, à invoquer sa protection
contre une blessure ou une maladie, ou à appeler sa vengeance sur un être haï
ou une tribu ennemie.
Dans l’une de ces vieilles clairières, je tombai sur un
grand morceau de bois, étendu à plat sur le sol, portant un long message
entièrement gravé dans la plus récente langue écrite gotique. Le bois, qui
avait subi les ravages des éléments, était en partie recouvert de mousse, mais
les mots écrits étaient encore lisibles, et je pus donc les déchiffrer :
Passant,
court est mon message
Arrête-toi et
lis ces runes.
Cette dalle
mortuaire couvre une belle femme.
Son nom était
Juhiza.
Elle a été ma
lumière et mon unique amour.
Ce qu’elle
voulait, je le voulais aussi.
Ce qu’elle
fuyait, je le fuyais aussi.
Elle était
bonne et chaste, et loyale et discrète.
Elle marchait
avec grâce et parlait doucement.
Passant, j’en
ai fini.
Tu peux
partir.
Je poursuivis mon chemin, comme le commandait l’épitaphe.
Mais je continuai d’y songer. On n’y distinguait nulle référence à Dieu, à
Jésus ou aux anges, ni l’onctuosité sentimentale d’un « repose en
paix », ni même une quelconque supplique adressée aux mânes païennes,
tendant à implorer leur protection sur la sépulture. Le mari en deuil, l’auteur
de ce rude éloge
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