Thorn le prédateur
occupée par les
prostituées, au bord de la rivière, et me mis à l’arpenter d’une démarche
virile. Les femmes peinturlurées debout sous les porches ou assises aux appuis
de fenêtres m’ouvrirent leurs manteaux afin de me donner un aperçu de leurs
charmes, tout en sifflant et en roucoulant à mon adresse des « Hiri,
aggilus, du badi ! », certaines allant même jusqu’à m’agripper le
bras au milieu de la rue pour m’attirer vers leurs tanières. Je les honorai
d’un mâle sourire, détendu et distant à la fois, mais continuai à marcher, ravi
de me savoir digne de leurs sollicitations.
Je retournai me changer dans ma chambre, ne gardant cette
fois que la partie haute de ma blouse, et revêtis la tunique, nouant le foulard
sur ma tête et chaussant mes sandales à la place des bottes. Posant de nouveau
ma peau de mouton à la diable sur ma tenue, je redescendis dans le même
quartier et m’y baladai d’un pas nonchalant, la démarche féminine et un brin
chaloupée. Les prostituées qui m’avaient précédemment hélé aux cris de :
« Viens, mon ange, viens faire un tour au lit avec moi ! » me
regardaient à présent passer d’un air froid, resserrant leurs manteaux sur
leurs épaules, certaines ricanaient même avec mépris, me sifflant ironiquement
quand elles ne grondaient pas avec férocité : « Huarboza, horina,
uh big daúr izwar ! » , à savoir en substance : « Dégage,
traînée, va te trouver un perchoir ailleurs ! » Comme je ne portais
aucun bijou, elles me prenaient à l’évidence pour une femme de basse extraction
venue leur faire concurrence. Je les gratifiai d’un chaleureux sourire de
compassion et poursuivis ma promenade, très heureuse qu’elles m’aient trouvée
assez jolie pour être une prostituée d’occasion.
J’eus donc confirmation que je pouvais m’habiller à ma
convenance, selon le sexe de mon choix, de façon suffisamment convaincante pour
tous. Ainsi donc, j’étais peut-être seul au monde, pauvre, sans amis, sans
défense et à la merci d’un destin contraire, je pouvais malgré tout, comme le
font certains animaux sauvages, me fondre dans l’environnement en adoptant ses
couleurs, en imitant ses formes et son style, et me mêler aux autres tout en
étant considéré comme un être humain normal. Je me pris même à rêver, fort de
ces premiers succès, de ressembler un jour à un homme ou une femme de la plus
haute classe sociale.
Pour lors cependant, sur le point de reprendre la route, je
n’avais nul besoin d’apparaître comme tel ou telle. Si je décidai de garder le
pantalon en y glissant le bas de mon sarrau, c’était simplement pour me tenir
chaud. Tête nue, vêtu de ma grosse blouse paysanne, d’une bonne peau de mouton
et mes bottes aux pieds, je redevenais un rustique paysan de sexe indéterminé.
Je glissai mon couteau sous ma ceinture, fourrai mon cordon de saucisses et mes
autres acquisitions dans mon baluchon de voyage, pris mon juika-bloth sur l’épaule, et laissai Vesontio derrière moi.
10
Cette fois, je piquai droit sur l’est, délaissant
l’industrieuse rivière du Doubs, fuyant toute apparence de civilisation. Ayant
longé les mines de sel excentrées et les lointaines clairières d’abattage, je
pénétrai dans l’épaisseur des bois, et m’enfonçai dans une contrée sauvage, où
ne s’ouvrait nulle route.
En dehors des quelques endroits du continent où sont
installés depuis longtemps les hommes comme fermiers, éleveurs, vignerons,
cultivateurs de vergers, mineurs ou bûcherons, presque toute l’Europe, de la
Bretagne à la mer Noire, est couverte depuis la nuit des temps par des denses
forêts, elle l’était encore lorsque je m’y aventurai, et elle l’est restée,
pour autant que je sache. Quels que soient la taille des clairières ou des champs
cultivés, leur nombre d’habitants ou la puissance de leurs villes, ces espaces
défrichés ne sont que des îlots dans un océan d’arbres.
Poursuivant mon chemin dans la forêt vers l’est, je quittai
les terres burgondes pour celles des Alamans. Ici, je ne pourrais espérer
trouver nul poulailler à piller, nul grenier à foin dans lequel m’abriter. Les
Alamans sont des nomades : jamais ils ne plantent la vigne, n’élèvent de
fermes ni ne bâtissent de maisons. Comme le veut le dicton : « Ils vivent
sur le dos de leurs montures. » Les Alamans n’ont pas à leur tête un roi,
comme la plupart des nations, ni même
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