Thorn le prédateur
que je n’avais pas la vocation pour la tonsure et
pour le froc.
— Tiens donc ! lâcha-t-il, m’enveloppant d’un œil
aigu. Un gars destiné à devenir moine, c’est bien ça ? Alors pourquoi te
soulages-tu le cul baissé ?
Je restai devant lui bouche pendante, sifflet coupé, car je
saisissais mal son allusion. Aussi réitéra-t-il tranquillement sa requête, la
traduisant en termes à la fois plus vulgaires et plus clairs :
— Pourquoi t’ai-je vu à plusieurs reprises t’accroupir
pour pisser comme une fille ?
La question, abrupte, me prit totalement de court. Comment
aurais-je pu lui expliquer que je faisais indifféremment debout ou assis,
suivant que je me sentais à cet instant ou plus mâle, ou plus femelle ?
Je bredouillai :
— Ah, euh, c’est parce que… je me sens moins vulnérable
ainsi… car si je restais debout avec mon… mon organe urinaire pendant… eh bien,
au cas où je me ferais subitement attaquer…
— Akh, balgs-daddja ! Laisse tomber ces
balivernes, trancha-t-il, non sans une rude bonhomie. Ma parole, quand tu te
mets à causer, tu uses de termes fort maniérés pour éviter l’indécence… (Il
gloussa, singeant mon expression.) « Mon organe urinaire ! » Par
la foufoune de cette traînée de déesse Cotytto ! Ce dont tu parles, c’est
de ton svans, un point c’est tout. Écoute-moi bien gamin, je m’en tape,
que tu sois un garçon ou une fille, une nymphe ou un faune, et même les deux à
la fois. Je suis un vieux croûton, et ça fait un moment qu’il n’y a plus de
moelle dans mon os, vu ? Serais-tu plus affolante que la Poppée de Néron
et plus séduisant que le jeune Hyacinthe, tu n’aurais malgré tout rien à
craindre de moi.
Je le dévisageai avec surprise. Au terme d’années vécues
entre moines ou nonnes qui passaient constamment leur temps à s’interroger, à
catéchiser et à poser des questions au sujet du sexe, il était pour le moins
rafraîchissant de tomber sur une personne totalement désintéressée de ce
côté-là.
Il ajouta :
— De même que je me soucie comme d’une guigne de savoir
qui tu fuis, à quoi tu cherches à échapper et pourquoi tu le fais, sache-le
bien.
Ce bon repas de viande m’avait considérablement revigoré. Je
déclarai avec entrain :
— Je ne m’enfuis pas du tout, fráuja, fis-je. En
fait, je suis en quête. Si je suis parti vers l’est, c’est pour retrouver mon
peuple, parmi les Goths.
— Vraiment ? Tu veux gagner les terres de l’Est,
celles des Ostrogoths ? Et qu’est-ce qui te fait croire que tu as cheminé
vers l’est, niu ?
— Vous voulez dire que je me serais
trompé ? balbutiai-je, consterné. En quittant Vesontio, je suis certain
d’être parti droit vers l’est. Seulement voilà, ensuite, tout le temps que j’ai
erré dans ces maudites montagnes, d’épais nuages m’ont caché à la fois le
soleil et l’étoile polaire. Pourtant, je pensais qu’en longeant constamment les
Alpes hautes, situées plus au sud…
Le vieil homme secoua son épaisse crinière grise.
— T’as bien eu le vent dans le nez tout du long, pas
vrai ? Eh bien c’est l’aquilon, un vent du nord-est. Bien sûr, au bout
d’un moment ces montagnes s’incurveront, et tu commenceras à te diriger vers
l’est. Mais pour l’instant, tu te diriges droit sur la garnison romaine de
Basilea [27] ,
là où je me rends.
— Iésus, murmurai-je, usant pour la première
fois à mon tour du nom du Seigneur de manière profane. (Et pour la première
fois également, j’omis de faire le signe de croix sur mon front en prononçant son
Nom Sacré.) Mais comment diable trouve-t-on son chemin, quand à la fois le
soleil et l’étoile polaire sont voilés ?
— On utilise la pierre de soleil, ou aventurine, espèce
de tête de linotte.
Il tira quelque chose de ses volumineuses sacoches de fourrure
et le brandit devant mon nez. Ce n’était qu’un morceau du caillou ordinaire
appelé glitmuns en gotique et mica en latin, une pierre
opalescente à la transparence trouble, composée de fines feuilles amalgamées.
— Cela ne t’indiquera pas où se trouve l’étoile
polaire, expliqua-t-il, car on ne s’en sert que de jour. En revanche, même si
l’atmosphère est sombre et le ciel nuageux, élève cette pierre devant tes yeux
et inspecte les deux. Vu à travers elle, tout te semblera plus ou moins rose.
Mais l’endroit où le soleil se cache t’apparaîtra en bleu pâle.
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