Thorn le prédateur
funèbre n’était évidemment ni chrétien ni tenant d’aucune
autre foi connue. Sans doute était-ce un barbare nomade, et il aurait été
considéré au regard de la civilisation comme un sauvage, un étranger. Mais en
laissant ici ce pur témoignage d’amour direct et sincère, sans fioritures ni
affectation, il avait fait preuve d’une sensibilité profonde, d’une tendresse
qui n’avait rien de barbare. J’affirme que toute femme, fut-elle chrétienne ou
patricienne de Rome – et c’est ici mon âme féminine qui parle –, eût
préféré, plutôt qu’une tombe de marbre grandiose ornée de plates effusions
pieuses, être enterrée sous cette simple phrase : « Elle marchait
avec grâce et parlait doucement. »
J’étais en route depuis de longues semaines, lorsque je fis
la rencontre de mon premier être humain vivant dans les Hrau Albos. Cela
se produisit au crépuscule d’un jour de neige, alors que j’étais efflanqué
jusqu’aux os, aussi affamé qu’assoiffé, et engourdi par le froid. J’étais
désespérément en train de rechercher une source où boire ma première gorgée de
la journée, rêvant de trouver juste à côté la tanière d’une bête endormie, où je
pourrais m’enrouler pour la nuit dans ma peau de mouton. C’est alors que mon juika-bloth, perché sur mon épaule, battit brièvement des ailes pour attirer mon
attention. Je relevai la tête, scrutai le rideau de la neige qui tombait, et
aperçus devant moi, à quelque distance, une lueur rougeoyante.
Je m’en approchai avec prudence, et ne découvris là qu’un
modeste feu de camp sur lequel était penchée une silhouette. Toujours avec
circonspection et dans le plus grand silence, je fis le tour de celle-ci jusqu’à
me trouver dans son dos, et rampai doucement dans sa direction. Tout ce que je
pus bientôt distinguer fut un être muni d’une épaisse tignasse grise
réfractaire au peigne, enveloppé dans une épaisse fourrure. C’était sans doute
un homme, pensai-je, mais il n’y avait aucune monture à proximité et nul autre
feu en vue. Un Alaman aurait-il ainsi erré seul, à pied dans les Hrau
Albos ? Je restai planté là à frissonner, balançant entre l’envie
d’annoncer ma présence et celle de battre en retraite pour aller me mettre en
sécurité, quand la forme penchée éructa soudain, sans élever le ton ni même se
retourner :
— Galithans faúr nehu. Jau anagimis hirjith and fon
uh thraftsjan thusis.
C’était la voix bourrue d’un homme, parlant la Vieille
Langue avec un accent inconnu, mais je compris fort bien ce qu’elle me
disait : « Tu y es presque, maintenant. Tu devrais t’approcher du feu
et venir t’y réchauffer. »
Moi qui avais déployé des trésors d’ingéniosité pour me
couler vers lui à pas feutrés, silencieux comme l’ombre… Quel était donc ce skohl des bois muni d’yeux derrière la tête ? J’aurais volontiers pris à
l’instant mes jambes à mon cou, mais le crépitement chaleureux du feu était
trop tentant. Je me faufilai de biais et m’accroupis près des flammes, puis
demandai d’un air penaud :
— Comment avez-vous su que j’étais là ?
— Iésus ! grogna l’homme avec un dégoût
appuyé. (C’était la première fois que j’entendais prononcer le nom du Seigneur
en guise de juron.) Stupide avorton, ça va faire une semaine que tu titubes à
tâtons dans mes traces.
Si j’avais affaire à un véritable skohl doué de
pouvoirs surnaturels, il ressemblait furieusement à un mortel ordinaire, aux
cheveux hirsutes et à la longue barbe. C’était un vieil homme, mais aucunement
affaibli par l’âge, il était au contraire robuste, tel un vieux cuir assoupli
par l’usage. Au reste, ce que je pouvais distinguer de sa peau derrière son
épaisse toison avait l’air d’un vrai cuir bien tanné. Ni ternes ni chassieux,
ses yeux étaient vifs et d’un bleu perçant. Il semblait avoir toutes ses dents,
et celles-ci, loin d’être jaunies, étaient d’un blanc étincelant.
Il poursuivit en grommelant :
— Je me suis fait dépasser au galop par toutes les
bêtes de la forêt, tant tu les effraies au fil de ta marche. Iésus ! Comme
homme des bois, tu m’as l’air d’un sacré empoté, et par ma foi, on voit bien
que tu n’es qu’un débutant en la matière. J’ai fait une petite pause pour
t’observer, histoire d’admirer avec quelle gaucherie tu te traînes, avec quelle
maladresse tu manies la fronde
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