Toulouse-Lautrec en rit encore
café et que le vent chassait les rares badauds qui s’aventuraient quai de Conti.
Séraphin Cantarel n’était pas étonné que Georges Simenon ait succombé au charme de Joséphine au temps où il était présumé être son dévoué secrétaire. « Quand elle posait la main sur votre épaule, elle faisait de vous l’être le plus cher de son cœur », se plaisait à répéter Cantarel qui avait gardé dans son bureau de Chaillot une photo de cette rencontre aux Milandes. En guise d’autographe, la « Vénus d’ébène », comme se plaisait à la désigner la presse procolonialiste d’avant-guerre, avait écrit d’une plume rageuse :
À mon ami Séraphin, tous les hommes n’ont pas la même couleur, le même langage, ni les mêmes mœurs, mais ils ont tous le même cœur, le même sang, le même besoin d’aimer. Avec toute mon affection.
La mort de Joséphine Baker rendit M. le conservateur maussade. Il renonça à son café crème pour n’engloutir que son croissant au beurre.
De loin, mais avec intérêt, il avait suivi le triste sort des Milandes, sorte d’arche de Noé de Miss Baker promise à la dérive. Un train de vie impossible à tenir, des centaines de mètres carrés de toitures à refaire, les dettes qui s’accumulaient, la course aux cachets pour parer au plus pressé, mais la réalité avait vite repris le dessus. Chaque jour, un huissier se présentait au château pour réclamer son dû. Les Milandes seraient vendues aux enchères. Grandeur, gloire et décadence. Déchéance, même, et surtout plus de soutien, plus d’amis, à l’exception toutefois de Grace Kelly, princesse de Monaco, qui l’invita à se réfugier sur le Rocher afin d’épargner à la chanteuse l’humiliation de l’infortune. L’article concluait : « L’artiste de music-hall s’est éteinte à Paris, victime d’une hémorragie cérébrale. »
Au gris de ce matin d’avril venait s’ajouter la perte d’un être cher. Cantarel n’avait plus très envie d’affronter la pluie. Du reste, combien de bouquinistes s’étaient hasardés à ouvrir leurs boîtes ? Hélène avait raison. Mieux valait, ce matin-là, rester sous l’édredon.
Séraphin Cantarel avait remonté le col en velours souple de son imperméable. Les assauts répétés du vent malmenaient son parapluie. Et Crésus qui lui faisait des signes désespérés de l’autre côté de la chaussée ! Cantarel n’avait jamais connu le nom de ce bouquiniste autrement que par ce sobriquet. Et si c’était son véritable patronyme ?
L’homme faisait plus vieux que son âge, le visage ravagé par une barbe broussailleuse cherchant à dissimuler les traces d’un herpès mal soigné. Crésus avait une voix douce et cristalline, qui contrastait avec son air toujours négligé. On aurait pu le prendre pour un biffin tant son allure était parfois repoussante. Mais son érudition avait raison de l’ingratitude de son physique.
Toujours bien garnie, la boîte de Crésus réservait souvent des surprises ; Séraphin se souvenait avoir dégoté quelques trouvailles parmi un fatras de vieux bouquins.
— Monsieur Cantarel, venez voir ! J’ai débarrassé un grenier, rue Lepic, chez une vieille greluche qui prétendait avoir été danseuse au Moulin-Rouge . J’sais pas si c’est vrai, mais j’ai trouvé du bel ouvrage, pas piqué. De la belle littérature. Si le cœur vous en dit… Si vous le souhaitez, je peux tenir votre parapluie ?
— Vous êtes bien aimable, répliqua Cantarel en chaussant ses lunettes.
Les nouvelles acquisitions de Crésus reposaient dans une caisse que le bouquiniste avait pris soin de recouvrir d’un film plastique pour éviter toute trace d’humidité. Le libraire souleva la fine toile comme le font les paysans au marché de Lalbenque quand il s’agit de montrer au creux de leur panier d’osier les truffes cavées la veille sous quelques chênes tortueux.
Avec méthode, Séraphin détailla les ouvrages et s’arrêta net sur l’un d’entre eux dont la couverture était à peine ternie par la lumière de Montmartre.
Il s’agissait d’un roman : Reine de joie, mœurs du demi-monde d’un certain Victor Joze. Le titre se voulait une provocation, la couverture en était une autre. Sur celle-ci, on y voyait une fille de bordel embrasser goulûment un vieil homme libidineux. Le dessin ne prêtait à aucune équivoque tant sa facture était unique. Il était signé de la main de Toulouse-Lautrec. Du
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