Toulouse-Lautrec en rit encore
abandonnant Simone Trélissac à son triste sort de fille-mère. Se saignant les veines, travaillant aux champs jusqu’à l’épuisement, elle dispensa à son unique fils une éducation digne d’un bourgeois de province. Elle lui offrit des études à Tulle, puis à Limoges, enfin à Paris. Mais son « petit » avait réussi. N’était-ce pas là l’essentiel ? Il travaillait désormais au pied de la tour Eiffel, avait plusieurs fois « touché la main de Georges Pompidou et d’André Malraux ». Aux personnes qui interrogeaient Simone Trélissac sur la fonction de son fils, elle répondait fièrement : « Il est dans les Antiquités ! »
Entre Théodore (que tout le monde finalement se plaisait à appeler Théo) et Séraphin une complicité quasi filiale était née. Hélène, quant à elle, chérissait par-dessus tout ce collaborateur tout en fraîcheur et en spontanéité. Pas insensible à son charme et à son humour, elle aimait son côté « provincial et pied dans la terre glaise ». Aussi Théo avait-il son rond de serviette chez les Cantarel et jouissait de quelques égards et privilèges que la vie lui avait jusqu’alors refusés.
Séraphin et Hélène voyaient dans ce garçon qui gasconnait quand il parlait de son Limousin un cadeau de la providence. Du coup, Cantarel, qui n’avait jamais été économe de son savoir, abreuvait son jeune adjoint d’ouvrages, de notices et parfois même de cadeaux. Bref, depuis deux années déjà, Hélène et Séraphin n’envisageaient pas la vie sans une pensée quotidienne pour le ténébreux Théo. Et dire qu’un jour, il leur échapperait…
— Beau comme il est, il ne tardera pas à se marier ! répétait-elle tant et plus.
Quand Séraphin frappa à la porte – il n’avait jamais les clefs de son domicile sur lui –, Hélène ne fut pas mécontente de voir son mari, la mine réjouie, son parapluie dégoulinant chevillé à son bras gauche.
— Enfin, tu t’es décidé à rentrer plus tôt ! Avec un temps de la sorte, il n’y a que toi pour faire le barbeau sur les trottoirs ! Entre vite et essuie tes pieds, je te prie, sur le paillasson ! Ah, avant que je n’oublie : Théo vient de téléphoner… Deux Toulouse-Lautrec ont disparu, la nuit dernière, du palais de la Berbie à Albi. Il faut que tu le rappelles à tout prix !…
Comme à chaque contrariété, Séraphin Cantarel se mordilla la lèvre inférieure avant de marmonner :
— Décidément, ce galapiat de Lautrec n’arrête pas de faire des siennes !
— Que dis-tu, mon chéri ?
— Rien, rien, Hélène… Peux-tu me faire du café, s’il te plaît ?
1
Quel Dieu pyromane avait mis le feu au vieil Albi pour que la cathédrale Sainte-Cécile ne soit plus qu’un gigantesque brasier ? À plusieurs reprises, Séraphin Cantarel se frotta les paupières avant de rajuster, avec un rien de préciosité, ses lunettes cerclées d’or. Cet éblouissement subit irritait les pupilles de ses yeux trop clairs. Un ciel azuréen, lavé de tout nuage, étirait ce large vaisseau de briques narguant depuis plus de cinq siècles les eaux toujours boueuses du Tarn.
Le conservateur en avait oublié les dimensions titanesques de la plus grande cathédrale d’Europe. L’anarchie des voitures qui s’agglutinaient au chevet de l’édifice religieux confronta soudain Séraphin à une réalité toute prosaïque. « L’affaire » faisait déjà la une de tous les journaux, à commencer par La Dépêche du Midi qui titrait sur trois colonnes :
D EUX T OULOUSE -L AUTREC ONT PRIS LA CLEF DES CHAMPS !
L’entrée du palais de la Berbie était « exceptionnellement fermée au public » indiquait un écriteau rédigé d’une écriture scolaire.
Deux gendarmes en faction interdisaient l’accès au musée Toulouse-Lautrec. Cantarel dut décliner son identité pour forcer ce barrage où s’entassaient pêle-mêle badauds, journalistes, élus et officiers de police.
C’est alors que Jean Dorléac se précipita à sa rencontre. C’était un homme à l’allure franche et déterminée, aux yeux de velours et à la poignée de main généreuse. Il affichait la mine de circonstance, l’air atterré et profondément troublé par ce coup dur.
Dorléac avait été promu, depuis longtemps déjà, conservateur du musée Toulouse-Lautrec au regard de sa grande culture et de son dévouement, au sein de la municipalité d’Albi, pour la reconnaissance du palais de la Berbie
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