Toulouse-Lautrec en rit encore
reste, Cantarel connaissait l’affiche qui, en 1892, avait servi d’annonce publicitaire pour la promotion du livre de Joze.
— Je savais que ce roman retiendrait votre attention ! s’exclama Crésus, la mine satisfaite.
Séraphin Cantarel observa l’ouvrage sous toutes ses coutures. Il était, il est vrai, en parfait état de conservation et ne souffrait d’aucune rousseur. La reproduction de Lautrec était d’une facture impeccable et, à l’évidence, il s’agissait de l’édition originale. Le conservateur prit soin de lire à la volée quelques phrases sorties de leur contexte. Un sourire entailla à plusieurs reprises son visage.
— J’avoue que je n’ai pas eu le temps de le lire, mais cela doit être assez, comment dire…
— … croquignolet ! ajouta Cantarel.
— C’est le terme que je cherchais, confirma obséquieusement Crésus.
Le conservateur regarda le prix griffonné au crayon à papier sur la page de garde. Il n’avait rien d’excessif, d’autant que Cantarel connaissait tout ou presque du scandale qui avait entouré la sortie de ce livre.
— Victor Joze est un nom d’emprunt vraisemblablement, supputa le bouquiniste en lissant nerveusement sa barbe.
— Joze, il fallait oser, non ? ironisa Séraphin. En fait, l’auteur de ce roman est Joze Dobrski, un ami de Toulouse-Lautrec. Les deux hommes s’appréciaient et fréquentaient tous deux les bordels de Paris. Quand Dobrski eut terminé son manuscrit qui contait par le menu les frasques dont se repaissaient les habitués des maisons closes, il demanda à son ami Henri de dessiner l’affiche vantant son roman…
Le bouquiniste écoutait son client sans ciller :
— … Le peintre s’exécuta sur-le-champ, dessinant un banquier lubrique avec, à ses côtés, une fille de joie qui n’en veut qu’à son argent et ne rechigne pas à coller ses lèvres sur celles de l’affreux bonhomme au nom d’un commerce toléré et scrupuleusement codifié.
— Je présume que l’affiche a produit l’effet escompté, avança Crésus, l’œil polisson.
— Bien au-delà ! souligna Cantarel avec la même gourmandise. Le caractère sulfureux de cette illustration en disait long sur l’intrigue. Hélène Roland, l’héroïne du roman, tente, au fil des pages, de séduire Olizac, l’archétype de l’arrogant banquier ventripotent, moins par amour, on s’en doute, que par intérêt. À peine l’ouvrage fut-il publié qu’un parfum de scandale entoura l’affiche de Toulouse-Lautrec et bien sûr le roman de Dobrski. En effet, derrière le très suffisant baron de Rosenfeld, le baron de Rothschild crut se reconnaître et tenta de faire interdire par tous les moyens la publication du roman et la diffusion de l’affiche…
— Il y parvint ?
— Pas à ma connaissance !
Et Crésus d’observer de plus près la couverture du roman en argumentant :
— Le peintre d’Albi était un observateur avisé. Son handicap physique autorisait tous les excès de son pinceau fureteur. Regardez, monsieur Cantarel, comme Lautrec se joue de couleurs audacieuses : le rouge et le noir ! Notez la grâce juvénile de la putain face à la laideur repoussante du banquier…
— Vous avez raison, Crésus, c’est peut-être là l’affiche la plus scandaleuse que Toulouse-Lautrec ait jamais signée ! Voyez jusque dans le détail… Ce dessin marque discrètement la naissance de l’Art nouveau : les lettres s’arrondissent, admirez le galbe de la carafe et son bec pointé en direction du sexe de notre vieillard libidineux ! C’est un modèle de lubricité, ajouta le conservateur en savourant sa future acquisition.
— Je savais, monsieur Cantarel, que vous seriez récompensé d’avoir bravé la pluie par un matin pareil !
Le bouquiniste glissa trois Racine dans la poche arrière de son pantalon en velours maculé de taches de graisse avant d’emballer précautionneusement Reine de joie dans un large sac à l’effigie des magasins de La Samaritaine .
— Promettez-moi, monsieur Cantarel, de me raconter l’histoire par le menu, dimanche prochain ! N’oubliez pas les détails… Je suis sûr qu’ils doivent être très… croustillants !
— Je vous le promets, Crésus ! le rassura le conservateur qui s’abritait déjà sous son parapluie avant de regagner, sans plus tarder, son domicile.
Fort de sa trouvaille un rien canaille, il n’était plus question pour Séraphin de se tremper comme une soupe
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