Toulouse-Lautrec en rit encore
au rang de plus important musée de tout le Sud-Ouest. Journaliste de métier, doté d’une belle plume et d’une indéniable sensibilité artistique, il ne tirait aucun appointement de ce titre honorifique, « sinon des emmerdements », disait-il avec son franc-parler.
Ce jour d’avril, les « emmerdements » étaient de taille. Il sortit un mouchoir de sa poche et s’épongea le front comme si, depuis la découverte du cambriolage, il appréhendait chaque heure un peu plus l’importance des œuvres « envolées ».
Le Tarnais ne portait pas de cravate mais un foulard de soie soigneusement glissé entre les deux pans de sa chemise bleu ciel. Un pantalon de toile blanche surmonté d’un blazer bleu marine suffisait à le rendre sobre mais élégant.
— Monsieur le conservateur en chef… dit-il révérencieusement en accueillant Séraphin – qui se dandinait sous le poids de sa sacoche au point d’évoquer un pied-bot.
— J’aurais préféré venir à Albi en d’autres circonstances, répliqua Cantarel en posant sa main gauche sur l’avant-bras de Dorléac. Et dire que j’avais prévu d’être parmi vous pour votre fameuse exposition Monet !
Séraphin retrouvait ses intonations d’homme du Sud-Ouest, celles du provincial « monté à Paris » et toujours prêt à « redescendre » sur ses terres occitanes. Il avait en effet fortement encouragé l’exposition qui devait avoir lieu quelques semaines plus tard pour marquer le centenaire de l’impressionnisme. Toutes les meilleures toiles de Claude Monet, issues pour la plupart du musée Marmottan de Paris, devaient migrer à Albi. Du coup, le vol des deux Lautrec jetait le discrédit sur l’inviolabilité du palais de la Berbie.
— Quelle sale affaire ! objecta le conservateur local.
— Je ne vous le fais pas dire, répliqua Cantarel en pressant le pas.
Il lui tardait de retrouver la fraîcheur du musée albigeois. Il en connaissait les murs épais, l’agencement des salles, les éclairages approximatifs, l’affreuse toile de jute qui ornait les cimaises…
Cette forteresse de brique, massive et altière à la fois, affichait fièrement ses sept siècles d’existence. Résidence attitrée de l’évêque d’Albi, les prélats qui s’y étaient succédé n’avaient eu de cesse de l’agrandir à l’image de leur autorité séculaire. Il avait fallu attendre le XVI e siècle pour que la Renaissance gomme quelque peu son caractère austère. C’est à cette époque que furent percées des fenêtres à meneaux et que des poivrières ornèrent les hauteurs du palais épiscopal. Un jardin suspendu fut aménagé au-dessus des eaux du Tarn que l’on agrémenta de quelques statues de divinités romaines. Albi voulait alors ressembler à l’Italie, l’incandescence de la brique au couchant, les peupliers florentins au bord de la rivière, tout plaidait en ce sens.
Dorléac conduisit illico Séraphin sur les lieux du délit. Cantarel ne s’était toujours pas défait de sa lourde serviette. Des policiers en cravate de laine tentaient de relever, çà et là, quelques maigres indices. Un gardien faisait les cent pas, prêt à manger sa casquette. Un silence sépulcral habitait le musée hanté soudain par des visiteurs tatillons venus inspecter la vulnérabilité de cette prétendue forteresse. Dans la première salle, deux rectangles laiteux indiquaient les contours des œuvres volées.
— Il s’agit là du premier autoportrait de Lautrec, celui qu’il a réalisé en 1882 ou 1883, en se peignant à partir du miroir de son salon, expliqua Dorléac.
— J’ai parfaitement en tête, cher ami, le tableau, renchérit Cantarel en fermant les yeux. Le jeune Lautrec est presque beau, chemise blanche à col cassé, cravate dénouée, regard sombre et lourd… Il a à peine dix-huit ans, s’apprête à quitter le château du Bosc pour conquérir Paris… Une œuvre majeure, ajouta Séraphin d’un ton docte.
— Il est vrai que, sur cette toile, on ne peut soupçonner le handicap de Lautrec, souligna Dorléac.
— Le second tableau, m’avez-vous dit, est le « garçon de Céleyran » ? Mais duquel s’agit-il, car Toulouse-Lautrec a fait plusieurs études de ce garçon de ferme, un certain Routy, n’est-ce pas ?
— Il s’agit du tableau le plus abouti qu’ait signé notre peintre de ce valet de ferme qui travaillait sur la propriété de Céleyran quand le petit Henri y séjournait pendant les vacances…
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