Toulouse-Lautrec en rit encore
Prologue
Les giboulées qui, depuis trois jours, assombrissaient le ciel de Paris n’avaient pas dissuadé Séraphin Cantarel d’entamer sa balade du dimanche le long de la Seine, entre le quai de la Tournelle et le quai Voltaire. C’était un rite auquel il dérogeait rarement.
Ce matin-là, nombre de bouquinistes avaient renoncé à ouvrir leurs boîtes tant les bourrasques mettaient à mal leurs vieux papiers ; seuls les plus téméraires avaient entrouvert leurs caissons verts, attirant le chaland avec la tranche dorée de leurs plus beaux bouquins. Ces « libraires d’un autre siècle », Cantarel les connaissait tous. Il en tutoyait certains. Les vieux de la vieille, ceux qui avaient de la « bonne came », des livres anciens, des éditions originales, des lithos dégotées on ne savait où… La drouille, les polars à un franc, les reproductions aux couleurs criardes de poulbots, ce n’était pas son truc. Il laissait cette marchandise décatie aux touristes, aux gogos.
Non, M. Cantarel cherchait des « choses pointues », sur des époques bien déterminées, des auteurs connus des seuls bibliophiles, des ouvrages cousus main à tirage confidentiel. Rares étaient les bouquinistes qui ne connaissaient pas son titre de conservateur en chef du musée des Monuments français, même si Séraphin ne se prévalait jamais de sa qualité. M. Cantarel avait bonne réputation auprès de ces libraires ouverts à tous les vents. Il ne négociait jamais, ou très exceptionnellement, les prix et payait rubis sur l’ongle, généralement en espèces, avec des coupures Racine et plus souvent encore avec des Corneille, aussi chaque bouquiniste cherchait-il à s’attirer ses faveurs. Il faut dire qu’il avait pour lui, outre une grande érudition, une politesse exquise doublée d’une grande prévenance. Mais il avait surtout un léger accent du Sud-Ouest qui le rendait sympathique. Son patronyme n’était-il pas, à lui seul, une invitation au soleil, aux cigales, à la garrigue, bref au Midi ?
Parfois, sa femme Hélène l’accompagnait dans ses flâneries dominicales. Tous deux partageaient la passion des livres mais, à l’évidence, leurs lectures et leurs centres d’intérêt divergeaient sensiblement. Madame avait pour elle un visage lumineux et des lèvres joliment ourlées où se posait toujours un sourire. Elle arborait souvent un jean, un pull marin et des escarpins, alors que son très conventionnel mari ne savait se départir de son impeccable costume trois pièces en Tergal gris. Hiver comme été, il affichait la même élégance, col de chemise empesé, nœud papillon au vent, chaussures lustrées, pendant que sa femme jouait dans ses moindres gestes et ses vêtements d’une décontraction toute naturelle.
Mme Cantarel se plaisait à marchander, Monsieur en était outré. Madame se piquait de littérature érotique, Monsieur faisait mine de s’en offusquer. Atypique sans être franchement désaccordé, le couple Cantarel attisait donc la curiosité de la grande famille des bouquinistes, mais faisait aussi leur chiffre d’affaires du dimanche.
— Monsieur Cantarel, je suis ravi de vous voir, j’ai précisément un ouvrage rare qui ne manquera pas de vous intéresser…
Ainsi, le conservateur se faisait-il régulièrement alpaguer par ces libraires obstinés qui bravaient parfois le froid et la pluie pour une recette qui, à la fin de la journée, n’excédait guère cent francs. Rares étaient les dimanches où Séraphin rentrait bredouille dans son appartement feutré de la rue des Beaux-Arts.
Depuis que ce provincial dans l’âme avait décroché cette haute fonction à la capitale, son rendez-vous hebdomadaire avec les bouquinistes du quai Voltaire relevait d’une drogue librement consentie, comme le gâteau du dimanche acheté religieusement dans la meilleure pâtisserie du quartier. Il aimait ces métiers d’itinérants, le caractère précaire et aléatoire de ces commerçants qui, au gré des caprices du temps, remplissent votre cabas à coups de baratin ou d’argument fallacieux. Séraphin n’était dupe de rien.
Il n’oublierait jamais qu’il était né, voilà plus de quarante-cinq ans, au quatrième étage d’une maison léprosée du Vieux-Cahors, face à la cathédrale Saint-Étienne. Enfant, chaque mercredi et chaque samedi, le petit Cantarel était réveillé à l’heure du laitier par les paysans du Lot venus vendre le fruit de leurs récoltes,
Weitere Kostenlose Bücher