Toulouse-Lautrec en rit encore
qu’il soit issu de leur jardin ou de leur verger. De la place Chapou, encombrée de parasols de toutes les couleurs, montaient crescendo les clameurs d’une foule jacassière, mais aussi et surtout les odeurs enivrantes des étals. Des senteurs de lait caillé, d’épices, de vin nouveau, de volailles fraîchement abattues. Aux commerçants ayant pignon sur rue, Séraphin Cantarel avait toujours préféré les vendeurs des quatre-saisons d’autrefois.
Le livre n’était-il pas parvenu dans les campagnes les plus reculées par les colporteurs, marchands d’almanachs et autres potions magiques ? Quant à la tradition des bouquinistes, elle remontait au XVI e siècle. Mais les libraires, qui exerçaient leur commerce dans des boutiques où ils payaient patente, virent d’un très mauvais œil l’expansion de ces marchands de livres à la sauvette. Plus tard, un règlement vint interdire les étalages de livres sur le Pont-Neuf. Régulièrement, la maréchaussée traquait les libraires ambulants, grands pourvoyeurs d’écrits licencieux. Il fallut attendre 1859 pour que des concessions soient mises en place par la Ville de Paris. Les bouquinistes purent alors s’établir sur les parapets des quais de Seine moyennant un « droit de tolérance » et une patente annuelle de vingt-cinq francs. Séraphin n’ignorait rien de cette profession et préférait de loin la compagnie des libraires à ciel ouvert plutôt que celle des boutiques obscures de la rue de la Huchette ou de Montparnasse.
Ce dimanche-là, Hélène avait refusé d’accompagner son mari, prétextant un « temps de chien » et une envie de grasse matinée. Qu’à cela ne tienne, Cantarel irait seul musarder sur les quais. Il avait enfilé son Burberry, vissé son feutre sur son crâne gagné par une calvitie naissante et s’était armé de son parapluie pour s’abriter d’une probable averse. Il s’était attardé dans un café du quai de Conti où il avait ses habitudes du dimanche.
— Un crème avec un croissant au beurre, avait-il dû réclamer au garçon boutonneux qui avait remplacé Armand, le cafetier de service, victime la nuit précédente d’une hémiplégie faciale.
Fidèle à ses petites manies, Cantarel avait déployé son journal et parcouru d’un œil faussement distrait les nouvelles du jour : le Midi était à feu et à sang. Les viticulteurs de Lodève, Perpignan, Montpellier et Narbonne n’acceptaient plus que les vins italiens déferlent en France alors que les cours des rouges languedociens étaient au plus bas. Ruinés et désespérés, les vignerons bloquaient les routes, les aéroports, et n’hésitaient pas à en découdre avec les forces de l’ordre. L’enfant de Cahors, si fier de son vignoble, prenait fait et cause pour les paysans du Midi. Élu depuis moins d’un an à la présidence de la République, Valéry Giscard d’Estaing s’apprêtait à se rendre en visite officielle en Algérie. C’était la première fois qu’un président français foulait à nouveau le sol algérien après l’épisode douloureux qui avait précédé l’indépendance du pays. Séraphin songea alors à son communiste de père. Qu’en aurait-il pensé, lui qui était convaincu que « seule la méthode forte » viendrait à bout de la chienlit des Aurès ?
Une seule nouvelle cependant affecta profondément Cantarel : la mort, à soixante-huit ans, de Joséphine Baker, totalement ruinée et déprimée. La danseuse et chanteuse noire du Missouri occupait une place privilégiée dans son cœur. C’était moins l’interprète de J’ai deux amours que le modèle de tolérance et d’intégration qu’incarnait Baker qui l’avait touché. Cantarel avait eu le privilège de rencontrer la star dans son château des Milandes qu’elle avait acquis en Dordogne, en 1947, pour y abriter « ses enfants du monde ». Joséphine avait accueilli son hôte avec spontanéité et enthousiasme à une époque où Séraphin n’était que le modeste conservateur du musée Henri-Martin de Cahors. Avec une érudition époustouflante, elle lui avait fait visiter son château qui n’appartenait déjà plus au Moyen Âge sans être cependant paré des atours de la Renaissance. « Mon château des Milandes est comme moi, il est à cheval entre deux civilisations, deux cultures. Je ne suis ni noire ni blanche. Je suis les deux à la fois ! » Cette phrase lui revenait en mémoire alors que la pluie griffait la vitrine du
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