Traité du Gouvernement civil
est fait mention d'eux que comme d'hommes faits, que comme d'hommes qui portaient les armes. Le gouvernement précède toujours sans doute les registres; et rarement les belles-lettres sont cultivées parmi un peuple, avant qu'une longue continuation de la société civile ait, par d'autres arts plus nécessaires, pourvu à sa sûreté, à son aise et à son abondance. C'est alors que l'on commence à fouiller dans l'histoire de ces fondateurs, et à rechercher son origine, quand la mémoire s'en est perdue ou obscurcie. Car les sociétés ont cela de commun avec les personnes particulières, qu'elles sont d'ordinaire fort ignorantes dans leur naissance et dans leur enfance, et si elles apprennent et savent quelque chose, ce n'est que par le moyen des registres et des monuments que d'autres ont conservés par hasard. Ceux que nous avons du commencement des sociétés politiques, si l'on excepte celle des Juifs, dans laquelle Dieu lui-même est intervenu immédiatement, en accordant à cette nation des faveurs très particulières, nous ont conservé des exemples clairs de ces commencements de sociétés, dont j'ai parlé, ou du moins ils nous en font voir des traces manifestes.
102. Il faut avouer qu'on a un étrange penchant à nier les choses de fait les plus évidentes, lorsqu'elles ne s'accordent pas avec les hypothèses qu'on a une fois embrassées. Qui est-ce aujourd'hui qui ne m'accordera que Rome et Venise ont commencé par des gens libres et indépendants au regard les uns des autres, entre lesquels il n'y avait nulle supériorité, nulle sujétion naturelle ? Que si nous voulons écouter Joseph Acosta, il nous dira que dans la plus grande partie de l'Amérique, il ne se trouva nul gouvernement. Il y a de grandes et fort apparentes conjectures, dit-il, que ces gens-là (parlant de ceux du Pérou), n'ont eu, durant longtemps, ni Rois, ni communautés, mais qu'ils ont vécu et sont allés en troupes, ainsi que font aujourd'hui ceux qui habitent la Floride, et comme pratiquent encore les Cheriquanas et les gens du Brésil, et plusieurs autres nations qui n'ont pas certains Rois, mais qui, suivant que l'occasion de la paix ou de la guerre se présente, choisissent leurs capitaines, selon leur volonté, liv. I, chap. 25. Si l'on dit que chacun naît sujet à son père ou au chef de sa famille, nous avons prouvé que la soumission due par un enfant à son père, ne détruit point la liberté qu'il a toujours de se joindre à la société politique, qu'il juge à propos. Mais, quoi qu'il en soit, il est évident que ceux, dont il vient d'être fait mention, étaient actuellement libres, et quelque supériorité que certains politiques veuillent aujourd'hui placer dans quelques-uns d'entre eux, il est constant qu'ils ne la reconnaissent ni ne se l'attribuent point; mais, d'un commun consentement, ils sont tous égaux, jusqu'à ce que, par le même consentement, ils aient établi des gouverneurs sur eux-mêmes. Tellement que toutes leurs sociétés politiques ont commencé par une union volontaire, et par un accord mutuel de personnes, qui ont agi librement, dans le choix qu'ils ont fait de leurs gouverneurs, et de la forme du gouvernement.
103. je ne doute point que ceux qui vinrent de Sparte avec Palante, et dont Justin fait mention, n'eussent assuré qu'ils avaient été des gens libres et indépendants les uns à l'égard des autres; et qu'ils avaient établi un gouvernement, et s'y étaient soumis par leur propre consentement. Voilà des exemples que l'histoire nous fournit, des personnes libres et dans l'état de nature, qui s'étant assemblées, ont formé des corps et des sociétés. Et même, si parce que l'on ne pourrait produire sur ce sujet aucun exemple, on était en droit d'en tirer un argument pour prouver que le gouvernement n'a point commencé, ni n'a pu commencer, de la manière que nous prétendons ; je crois que les défenseurs de l'empire paternel feraient beaucoup mieux d'abandonner cette sorte de preuve, que d'y insister et de la pousser contre la liberté naturelle. Car, quand même ils pourraient alléguer un grand nombre d'exemples tirés de l'Histoire des Gouvernements, qui auraient commencé par le droit paternel, sur lequel ils auraient été fondés (quoique après tout un argument employé pour prouver par ce qui a été, ce qui devrait être de droit, ne soit pas d'une grande force); on peut, sans grand danger, accorder ce qu'ils avancent.
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