Traité du Gouvernement civil
celui qui a le pouvoir exécutif entre les mains, pour être réglés par lui, selon que le bien public et l'avantage de la société le demandera. Cela fait que les lois mêmes, doivent, en certains cas, céder au pouvoir exécutif, ou plutôt à la loi fondamentale de la nature et du gouvernement, qui est, qu'autant qu'il est possible, tous les membres de la société doivent être conservés. En effet, plusieurs accidents peuvent arriver, dans lesquels une observation rigide et étroite des lois est capable de causer bien du préjudice, comme de ne pas abattre la maison d'un homme de bien pour arrêter le ravage d'un incendie; et un homme, en s'attachant scrupuleusement aux lois, qui ne font point distinction des personnes, peut faire une action qui mérite une récompense, et qui, en même temps, ait besoin de pardon. C'est pourquoi, celui qui tient les rênes du gouvernement, doit avoir, en divers cas, le pouvoir d'adoucir la sévérité des lois, et de pardonner quelques crimes, vu que la fin du gouvernement étant de conserver tous les membres de la société, autant qu'il se peut, des coupables doivent être épargnés, et obtenir leur pardon, lorsqu'on voit manifestement qu'en leur faisant grâce, on ne cause aucun préjudice aux innocents.
160. Le pouvoir d'agir avec discrétion pour le bien public, lorsque les lois n'ont rien prescrit sur de certains cas qui se présentent, ou quand même elles auraient prescrit ce qui doit se faire en ces sortes de cas, mais qu'on ne peut exécuter dans de certaines conjonctures sans nuire fort à l'État : ce pouvoir, dis-je, est ce qu'on appelle prérogative, et il est établi fort judicieusement. Car, puisque dans quelques gouvernements le pouvoir législatif n'est pas toujours sur pied; que même l'assemblée de ce pouvoir est d'ordinaire trop nombreuse et trop lente à dépêcher les affaires qui demandent une prompte exécution; et qu'il est impossible de prévoir tout, et de pourvoir, par les lois, à tous les accidents et à toutes les nécessités qui peuvent concerner le bien public, ou de faire des lois qui ne soient point capables de causer du préjudice dans certaines circonstances, quoiqu'on les exécute avec une rigueur inflexible dans toutes sortes d'occasions, et à l'égard de toutes sortes de personnes : c'est pour toutes ces raisons qu'on a donné une grande liberté au pouvoir exécutif, et qu'on a laissé à sa discrétion et à sa prudence bien des choses dont les lois ne disent rien.
161. Tant que ce pouvoir est employé pour l'avantage de l'État, et conformément à la confiance de la société et aux fins du gouvernement, c'est une prérogative incontestable, et on n'y trouve jamais à redire. Car le peuple n'est guère scrupuleux ou rigide sur le point de la prérogative, pendant que ceux qui l'ont s'en servent assez bien pour l'usage auquel elle a été destinée, c'est-à-dire, pour le bien public, et non pas ouvertement contre ce même bien. Que s'il vient à s'élever quelque contestation entre le pouvoir exécutif et le peuple, au sujet d'une chose traitée de prérogative, on peut aisément décider la question, en considérant si l'exercice de cette prérogative tend à l'avantage ou au désavantage du peuple.
162. Il est aisé de concevoir que dans l'enfance, pour ainsi dire, des gouvernements, lorsque les États différaient peu des familles, eu égard au nombre des membres, ils ne différaient non plus guère, eu égard au nombre des lois. Les gouverneurs de ces États, aussi bien que les pères de ces familles, veillant pour le bien de ceux dont la conduite leur avait été commise, le droit de gouverner et de conduire était alors presque toute la prérogative. Comme il n'y avait que peu de lois établies, la plupart des choses étaient laissées à la discrétion, à la prudence et aux soins des conducteurs. Mais quand l'erreur ou la flatterie est venue à prévaloir dans l'esprit faible des Princes, et à les porter à se servir de leur puissance pour des fins particulières et pour leurs propres intérêts, non pour le bien public, le peuple a été obligé de déterminer par des lois la prérogative, de la régler dans les cas qu'il trouvait lui être désavantageux, et de faire des restrictions pour des cas où les ancêtres les avaient laissées, dans une extrême étendue de liberté, à la sagesse de ces Princes, qui faisaient un bon usage du pouvoir indéfini qu'on leur laissait,
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