Traité du Gouvernement civil
c'est-à-dire, un usage avantageux au peuple.
163. Ainsi, ceux-là ont une très mauvaise idée du gouvernement, qui disent que le peuple a empiété sur la prérogative, lorsqu'il a entrepris de la déterminer et de la borner par des lois positives. Car, en agissant de la sorte, il n'a point arraché au Prince une chose qui lui appartînt de droit; il n'a fait que déclarer que ce pouvoir, qui avait été laissé indéfini entre ses mains, ou entre les mains de ses ancêtres, afin qu'il fût exercé pour le bien public, n'était pas ce qu'il pensait, lorsqu'il en usait d'une manière contraire à ce bien-là. Car la fin du gouvernement n'étant autre chose que le bien-être de la communauté, tous les changements et toutes les restrictions qui tendent à cette fin, ne sont nullement une usurpation du droit de personne, puisque personne, dans le gouvernement, n'a droit de se proposer une autre fin. Cela seulement doit être regardé comme une usurpation qui est nuisible et contraire au bien public. Ceux qui parlent d'une autre manière raisonnent comme si le Prince pouvait avoir des intérêts distincts et séparés de ceux de la communauté, et que le Prince ne fût pas fait pour le peuple. C'est là la source de presque tous les malheurs, de toutes les misères, de tous les désordres qui arrivent dans les gouvernements monarchiques. Et, certes, s'il fallait que les choses allassent comme elles vont dans ces sortes de gouvernements, le peuple ne serait point une société de créatures raisonnables, qui composassent un corps pour leur mutuel avantage, et qui eussent des conducteurs établis sur elles pour être attentifs à procurer leur plus grand bien; mais plutôt un troupeau de créatures inférieures, sous la domination d'un maître qui les ferait travailler, et emploierait leur travail pour son plaisir et pour son profit particulier. Si les hommes étaient assez destitués de raison et assez abrutis pour entrer dans une société sous de telles conditions, la prérogative, entre les mains de qui que ce fût qu'elle se trouvât, pourrait être un pouvoir arbitraire et un droit de faire des choses préjudiciables au peuple.
164. Mais puisqu'on ne peut supposer qu'une créature raisonnable, lorsqu'elle est libre, se soumette à un autre pour son propre désavantage (quoique si l'on rencontre quelque bon et sage conducteur, on ne pense peut-être pas qu'il soit nécessaire ou utile de limiter en toutes choses son pouvoir), la prérogative ne saurait être fondée que sur la permission, que le peuple a donnée à ceux à qui il a remis le gouvernement, de faire diverses choses, de leur propre et libre choix, quand les lois ne prescrivent rien sur certains cas qui se présentent, et d'agir même quelquefois d'une manière contraire à des lois expresses de l'État, si le bien public le requiert, et sur l'approbation que la société est obligée de donner à cette conduite. Et, véritablement, comme un bon Prince, qui a toujours devant les yeux la confiance qu'on a mise en lui, et qui a à cœur le bien de son peuple, ne saurait avoir une prérogative trop grande, c'est-à-dire, un trop grand pouvoir de procurer le bien public; aussi un Prince faible ou méchant, qui peut alléguer le pouvoir que ses prédécesseurs ont exercé, sans la direction des lois, comme une prérogative qui lui appartient de droit, et dont il peut se servir, selon son plaisir, pour avancer des intérêts différents de ceux de la société, donne sujet au peuple de reprendre son droit, et de limiter le pouvoir d'un tel Prince, ce pouvoir qu'il a été bien aise d'approuver et d'accorder tacitement, tandis qu'il a été exercé en faveur du bien public.
165. Si nous voulons jeter les yeux sur l'histoire d'Angleterre, nous trouverons que la prérogative a toujours crû entre les mains des plus sages et des meilleurs Princes, parce que le peuple remarquait que toutes leurs actions ne tendaient qu'au bien public; ou si, par la fragilité humaine (car les Princes sont hommes, et faits comme les autres), ils se détournaient un peu de cette fin, il paraissait toujours qu'en général leur conduite tendait à cette fin-là, et que leurs principales vues avaient pour objet le bien du peuple. Ainsi, le peuple trouvant qu'il avait sujet d'être satisfait de ces Princes, toutes les fois qu'ils venaient à agir sans aucune loi écrite, ou d'une manière contraire à des lois formelles, il acquiesçait à ce qu'ils faisaient, et
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