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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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d’entrée n’était pas verrouillée.
    Serrant sa trousse contre sa poitrine et sentant au creux
de ses genoux le frôlement de sa chemise, elle sortit sur le
seuilde la maison, ses pieds nus sur le ciment tiède foulant les fleurs invisibles tombées du grand flamboyant vers
lequel elle osa enfin lever les yeux dans le vain espoir de
n’y rien discerner, de n’y pas découvrir dans l’entrelacs des
branches noires la tache claire, la froide luminescence du
corps recroquevillé de son père dont elle croyait entendre la
respiration douloureuse et forte, le souffle désolé et même
les pleurs étouffés, les petits gémissements de détresse.
    Brisée d’émotion, elle voulut l’appeler.
    Mais par quel mot ?
    Elle ne s’était jamais servie avec aisance de « papa » et
ne pouvait s’imaginer criant son prénom, qu’elle connaissait à peine.
    L’envie de le héler lui resta dans la gorge.
    Elle le regarda un long moment osciller très faiblement au-dessus d’elle, ne pouvant distinguer son visage
mais reconnaissant, agrippées à la plus grosse branche, les
vieilles tongs de plastique.
    Son père, cet homme fini, brillait de mille feux livides.
    Quel mauvais présage !
    Elle voulait fuir au plus vite cette maison funèbre, elle
avait l’impression cependant qu’en ayant accepté d’y revenir et su repérer l’arbre où perchait son père, elle avait
engagé sa responsabilité trop avant pour détourner le
regard et rentrer chez elle.
    Elle rejoignit la chambre de Sony, renonça à trouver la
salle de bains tant elle craignait maintenant d’ouvrir une
porte sur quelque scène ou situation qui l’exposerait au
remords.
    De nouveau assise sur le lit de son frère, elle soupesait
son portable, méditative.
    Devait-elleessayer de rappeler chez elle, au risque de
réveiller les enfants si elles étaient rentrées ?
    Ou s’endormir dans la conscience coupable de n’avoir
rien tenté pour prévenir quelque éventuel problème ?
    Elle aurait aimé entendre une nouvelle fois la voix de
Lucie.
    Une monstrueuse pensée la traversa, si brièvement
qu’elle en oublia les termes exacts mais en ressentit toute
l’horreur : entendrait-elle jamais de nouveau la voix de sa
fille ?
    Et si, en accourant chez son père, elle avait choisi sans
le savoir entre deux camps, deux formes de vie possibles
pour elle mais dont l’une excluait l’autre fatalement, entre
deux attachements férocement jaloux l’un de l’autre ?
    Sans plus hésiter elle composa le numéro de l’appartement, puis, comme personne ne décrochait, celui du portable
de Jakob, encore vainement.
    Ayant peu et mal dormi elle se leva dès l’aube, enfila sa
robe verte et ses sandales et partit à la recherche de la salle
de bains qu’elle trouva, en fait, juste à côté de la chambre
de Sony.
    Elle retourna jusqu’à la chambre des deux petites filles.
    Elle poussa la porte tout doucement.
    La jeune fille dormait encore.
    Les deux petites, réveillées, assises toutes droites sous
le drap, fixèrent sur Norah le regard sévère de leurs yeux
parfaitement semblables.
    Norah leur sourit, leur murmura de loin les mots tendres
qu’elle disait habituellement à Lucie.
    Les petites froncèrent les sourcils.
    L’uned’elles cracha dans la direction de Norah, un pauvre jet de salive qui retomba sur le drap.
    L’autre gonfla les joues, se préparant à l’imiter.
    Norah referma la porte, non pas froissée mais mal à
l’aise.
    Elle se demanda si elle devait faire quelque chose pour
ces fillettes esseulées, et à quel titre, celui de demi-sœur,
de mère en général, d’adulte moralement responsable de
tout enfant qu’il rencontre ?
    Et elle sentait de nouveau son cœur gonflé d’une colère
stérile contre son père, cet homme inconséquent qui n’avait
de cesse, après tant d’échecs, de reprendre femme et d’engendrer des enfants dont il n’avait que faire, ses aptitudes à
l’amour et aux égards pour autrui, limitées, semblant avoir
été toutes consommées dans sa jeunesse au profit de sa
vieille mère, morte depuis longtemps, que Norah n’avait
pas connue.
    Il avait, certes, montré un peu d’affection pour Sony,
son fils unique.
    Mais qu’avait-il eu besoin d’une nouvelle famille, cet
homme sans pitié, incomplet, détaché ?
    Il mangeait déjà lorsqu’elle rejoignit la grande pièce,
attablé comme la veille et dans la même tenue claire
défraîchie et, le

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