Trois femmes puissantes
ne voudrait jamais s’embarrasser des deux
filles, qu’il ne tenterait rien pour les retenir auprès de lui,
c’était d’une telle évidence que la mère leur permit d’aller
là-bas, envoyant Norah et sa sœur comme émissaires de son
immense affliction, de son amour un peu désincarné pour un
garçon dont le père lui envoyait de temps à autre une photo,
mal prise, toujours floue, sur laquelle Sony ne manquait
jamais de sourire et qui attestait également sa bonne santé,
sa beauté étonnante, la magnificence de sa garde-robe.
Car le village de vacances que leur père avait racheté en
cours de construction et entièrement, luxueusement aménagé était en train de le rendre très prospère.
À Paris, dans un mouvement symétrique et contraire et
comme si elle devait expier son malheur par sa dégringolade, leur mère s’enfonçait dans les problèmes d’argent,
les dettes, les interminables tractations avec les organismes
de crédit.
Leurpère envoyait un peu d’argent, irrégulièrement et
des sommes différentes à chaque fois qui devaient laisser
croire, sans doute, qu’il faisait ce qu’il pouvait.
Leur père était ainsi, implacable, terrible.
Il ignorait la compassion et le remords et, la faim l’ayant
tourmenté chaque jour de son enfance, il était résolu maintenant à se gorger et à faire travailler sa vive intelligence
au seul bénéfice de son confort et de sa puissance et il
n’éprouvait pas le besoin de se dire : Je l’ai bien mérité,
car nul doute ne l’effleurait jamais quant à la légitimité de
ses privilèges, de sa richesse si vite acquise.
Leur mère, elle, scrupuleuse, hésitante, désespérée,
s’enferrait dans les comptes qu’elle voulait exacts et positifs mais qui, vu la maigreur de ses revenus, ne pouvaient
l’être.
Elle dut changer d’appartement, elles vécurent dans un
deux-pièces sur cour rue des Pyrénées, le tiroir de Sony
cessa peu à peu d’être alimenté en vêtements neufs.
Les deux filles de douze et treize ans qui débarquèrent
pour la première fois dans l’énorme maison de leur père,
accablées de chaleur, paralysées d’émotion, apportaient
ainsi avec elles de cette tristesse austère, convenable,
réprimée, dans laquelle elles vivaient et qui, transparaissant dans leur courte chevelure sans apprêt, leur robe en
jean achetée trop grande afin de servir longtemps, leurs
rudes sandales de missionnaires, provoqua chez leur
père une irrémédiable répugnance, d’autant plus qu’elles n’étaient très jolies ni l’une ni l’autre, affligées toutes
deux d’acné et de kilos inutiles qui disparaîtraient avec les
années mais que leur père, d’une certaine façon, verrait
toujours chez elles.
Carleur père était ainsi, un homme que la laideur choquait et dégoûtait profondément.
C’est pourquoi, songeait Norah, il avait aimé Sony
autant qu’il en était capable.
Leur jeune frère parut sur le seuil de la maison, non pas
tombé du flamboyant encore frêle et peu élevé mais descendu d’un poney sur le dos duquel il venait de faire à pas
lents le tour du jardin.
Il se tenait là, un pied en avant, vêtu d’un costume
d’équitation en lin crème, chaussé de vraies bottes de cheval, sa bombe sous le bras.
Nulle odeur de fleurs pourrissantes n’enveloppait sa
mince silhouette flexible et gracieuse, nulle lumière insolite n’éclairait de l’intérieur sa poitrine étroite d’enfant de
neuf ans.
Il était simplement là, bras tendus vers ses sœurs, souriant, heureux, splendide, aussi étincelant et léger qu’elles
étaient ternes et graves.
Et tout au long de leur séjour, pendant lequel, effarées,
réprobatrices, elles goûtèrent à un luxe qu’elles n’auraient
jamais pu imaginer, Sony se montra d’une gentillesse et
d’une simplicité extrêmes.
À toute remarque, à toute question, il opposait un sourire tendre et quelques mots peu engageants, puis il plaisantait de telle sorte qu’elles oubliaient que remarque ni
question ne recevaient jamais de réponse précise.
Il restait muet lorsqu’elles évoquaient leur mère.
Son regard se perdait dans le vide, sa lèvre inférieure
tremblait un peu.
Mais cela ne durait pas, il redevenait très vite le garçon
joyeux, paisible, sans prétention, le garçon satiné, presque
tropdoux que leur père couvait d’un regard fier et comparait de toute évidence à ses deux lourdes filles aux yeux
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